Je jette un coup d’œil à Léo : visage fermé, il m’ignore. Je le sens inquiet. Il a peur que je craque. Mais je me sens plus forte, plus en vie que jamais avec MON enfant dans le ventre — qui va monter là-haut avec moi…
Puis je rentre dans ma chambre. Sur ma porte, les signatures de tous ceux qui sont passés là avant moi. L’émotion me submerge.
JOUR J — 26 août. Ça y est : le grand jour est arrivé. Lever à 7 h 30. Visite médicale, désinfection, lavements : j’ai soudain peur pour mon bébé et je me couvre de sueurs froides. Le toubib me demande si ça va ; je fais signe que oui, lui souris — dents serrées. Puis c’est le départ pour Baïkonour et sa légende, à 30 km de là.
Trois heures avant le départ, dans une pièce aux murs marron, c’est le rite de l’enfilage des scaphandres. Chacun pèse 35 kilos. On est entourés, filmés, examinés. Puis le trajet en bus, les derniers conseils, les techniciens qui s’affairent encore et encore sur le scaphandre, la boule d’angoisse à l’estomac. Quand nous descendons du bus, au pied du pas de tir, en plein soleil, une petite foule nous attend. Nouvelles embrassades, nouvelles effusions. Je me sens étrangement seule : aucun parent, aucune famille pour me serrer dans leurs bras, contrairement à Pavel et à Léo, qui sont très entourés. Rien que des officiels russes… C’est bizarre comme, en cet instant, tout remonte à la surface : l’enfant taciturne, l’adolescence inquiète, les familles d’accueil, les camarades avec qui je ne me liais jamais vraiment et qui me regardaient comme si j’avais une sorte de maladie honteuse — à part cette pauvre fille boulotte et laide dont j’ai oublié le nom et qui voulait à tout prix être mon amie alors que je ne cessais de la rembarrer… Ensuite, les amours sans lendemain, les rêves artificiels — jusqu’à Léo… Cette fois, après avoir embrassé sa famille, il me regarde : un regard dur, haineux. Mais je m’en fous. Il ne peut plus rien contre moi : je suis déjà ailleurs. Là-haut. J’ai gagné…
Les derniers mètres : nous nous approchons lentement du lanceur, en nous dandinant tels des manchots et en trimballant nos ventilos à la main comme de petites valises ; nous serrons encore quelques paluches, grimpons les marches jusqu’au vieil ascenseur, nous arrêtons à mi-hauteur. Il fait très chaud, j’ai l’impression que je vais tourner de l’œil, je transpire. Nous nous retournons, saluons la petite foule qui crie, gesticule, avec les grands jets de vapeur fusant à quelques mètres de nous seulement et la bête qui rugit, souffle, ahane, prête à bondir vers les cieux.
Et je la sens enfin, cette impression : celle que j’ai toujours voulue, espérée, désirée — celle d’être enfin à ma place…
Servaz s’interrompit, attrapa son calepin. Nota quelque chose. Un sentiment, une impression… vague… inconsistante… Mais qui refusait de s’en aller… Il la souligna de trois points d’interrogation.
6
5
4
3
2
1…
JE SUIS UN OISEAU. Je suis un ange.
Mais, d’abord, je suis un insecte.
Coincé, recroquevillé dans sa pupe. Genoux pliés sur mon siège, j’essaie de me détendre. Blottie dans ce minuscule cercueil d’acier.
6-5-4-3-2-1…
La fusée s’arrache et repousse ses lanceurs dans un jaillissement de feu, un tonnerre rugissant. Chocs, vibrations, étincelles, grincements. Une poussée énorme dans les fesses. 118 secondes et elle se sépare de ses boosters latéraux. Vitesse : 1 670 mètres/seconde. 286 secondes plus tard, un nouveau choc violent : le largage du deuxième étage. Vitesse : 3 680 mètres/seconde. Ça vibre toujours. De plus en plus… la vache… 300 secondes : largage du troisième étage. Vitesse : 3 809 mètres/seconde.
Et soudain, la mise en orbite du Soyouz.
Vitesse : 7 700 mètres/seconde.
Le dernier coup de pied aux fesses nous expulse dans un vacarme de chocs métalliques, puis c’est le calme des dieux… Le silence, l’impesanteur… Un jaillissement d’étoiles après le jaillissement d’étincelles. Rien d’autre que le bruit de la circulation de l’air dans mon scaphandre « Sokol ». Des objets flottent sans entraves dans la cabine. Je tourne la tête et je LA vois : celle d’où l’on vient. La Terre. Majestueuse dans son halo éblouissant, bleu et froid. Je vois des continents, des océans, des vortex de nuages… Et, tout autour, le cosmos : noir, beaucoup de noir, du noir partout.
Le règne du vide…
« C’est beau, hein ? » me dit Pavel à côté de moi, avec son accent de Kazan. Je l’entends à peine. Lui et le bruit de l’air dans les tuyaux. Je la sens s’emparer de moi, cette sensation qui m’emporte. La courbure immense de l’horizon, le soleil aveuglant, la nuit comme un champ d’étoiles, la masse énorme des continents, des océans, les nuages, les chaînes de montagnes, les fleuves, les villes…
Soudain, plus rien n’a d’importance et, à ma grande surprise, je ne ressens plus ni haine, ni colère, ni peur — rien qu’une étrange forme d’amour.
28 AOÛT — L’arrimage à la Station internationale s’est bien passé. Nous avons partagé le sel et le pain, conformément à la tradition russe, avec l’équipage déjà présent — un Russe et deux Américains. La Station est un vaste 900 m2 — dont 400 habitables — avec vue imprenable sur Terre et des milliers de mètres carrés de panneaux solaires. Rigoureusement séparé en deux zones bien distinctes : la première est formée par les modules pressurisés américains, construits selon les principes architecturaux de la NASA, et par le module européen Colombus. La seconde, reliée à la première par le « nœud » Unity, est constituée par les modules russes — inspirés de l’architecture de la station Mir. En outre, alors que le module américain Harmony et Colombus sont placés à l’avant de la station — et donc plus exposés aux collisions avec des débris spatiaux —, les modules russes Zarya et Zvezda se trouvent à la poupe. C’est dans la partie russe que nous séjournerons, Pavel, Léo et moi…
4 septembre — Cela fait maintenant une semaine que nous sommes dans la Station. Je passe le plus clair de mon temps dans Zvezda, et plus précisément dans le compartiment de travail de celui-ci — un espace grand comme un studio d’étudiant rempli d’un fatras indescriptible. Je n’ai été dans l’autre partie de la station qu’une fois (en passant à travers Zarya, qui fait 13 mètres de long et sert d’entrepôt de stockage, puis à travers le PMA 1 — le Pressurized Mating Adapter —, et le « module-nœud » Unity où sont pris la plupart des repas) alors que Léo et Pavel s’y sont déjà rendus à quatre reprises. J’ai comme l’impression qu’ils veulent m’isoler, me tenir à l’écart du reste de l’équipage. L’impression aussi que Pavel et Léo complotent dans mon dos — que Léo encourage secrètement Pavel à avoir des gestes et des paroles de plus en plus déplacés à mon égard…