Выбрать главу

11 septembre — J’aime l’étrangeté de la vision cosmique à travers le hublot… L’immense clarté qui se déploie autour de nous, l’espace démesuré et sans fond, le noir abyssal de la nuit céleste… J’aime contempler la cambrure terrestre qui bouche l’horizon, moutonnante de nuages, bleue là où les océans sont visibles et légèrement bistre quand le continent africain se dévoile. Dans la partie qui est plongée dans la nuit, j’aperçois les milliards de lumières des grandes villes, et même celles — petites, merveilleusement fragiles — des villages des îles de la Sonde.

Vus d’ici, les outrages de l’humanité à sa planète sont évidents : avancée des zones désertiques, déforestation massive, pollutions atmosphériques au-dessus de la Chine, traces de dégazages de pétroliers visibles depuis l’espace…

12 septembre — Comme chaque matin, je garde le visage collé au hublot, fascinée, les larmes aux yeux, quand, soudain, je sens quelqu’un qui se colle maladroitement contre moi malgré l’impesanteur. Je crois d’abord que c’est Léo et je lui dis d’arrêter, mais c’est la voix de Pavel qui retentit dans mon oreille : « Léo est parti chez les Américains… On est seuls tous les deux… » Ses mains sur mes seins à travers le tee-shirt. « On pourrait essayer un nouveau truc : tu n’as pas envie de savoir ce que ça fait de faire l’amour en impesanteur ? Moi si… » Je me débats mais il s’accroche. Nous sommes entraînés cul par-dessus tête à travers le module, nous cognant partout, et je vois la Terre qui tournoie sens dessus dessous derrière le hublot, pendant que Pavel essaie de me tripoter et de m’embrasser. Je le gifle violemment. Il me lance un regard surpris et s’écarte. Puis il s’éloigne vers Zarya, l’air furieux.

13 septembre — Je continue de tenir mon journal en douce. Quand Pavel et Léo dorment, coincée dans mon sac de couchage, arrimée à la paroi. Je n’ai plus le mal de l’espace comme au début, toutes ces nausées et ces vertiges dont j’ignorais si ils étaient dus à ma grossesse ou non et qui provenaient sans doute de la désorientation des otolithes — ces petits cristaux de l’oreille interne. J’ai fini aussi par m’habituer au bruit permanent, à l’absence de douche, à faire ma toilette avec des lingettes, à la pâte dentifrice qu’on avale, à la cuvette des WC à laquelle il faut s’attacher. Et même au désordre qui règne partout. Non, le pire, c’est ce qui se passe quand nous sommes seuls côté russe, Pavel, Léo et moi. J’ai cru que tout ça s’arrêterait ici, que la promiscuité les neutraliserait. Mais, depuis que j’ai giflé Pavel, il est devenu presque aussi sombre et inquiétant que Léo. Je sens son mépris et sa méfiance dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses regards. Aujourd’hui, ils m’ont demandé de démonter le distillateur d’urine en panne. Puis ils ont fait un tas de plaisanteries en russe à mes dépens. Chaque fois que je veux m’entraîner sur le tapis roulant installé dans Zvezda ou me reposer dans ma cabine, ils me trouvent une nouvelle tâche à accomplir. J’ai remarqué aussi qu’ils se tiennent de plus en plus à l’écart du reste de l’équipage. D’ailleurs, on voit de moins en moins les autres venir par ici… Je ne sais pas ce qui s’est passé là-bas — mais j’ai l’impression que l’ambiance n’est pas au beau fixe entre les anciens et les nouveaux…

14 septembre — Je crois qu’ils sont en train de devenir fous. Léo a réussi à convaincre Pavel qu’il fallait se méfier des autres occupants de la Station. Officiellement, c’est Pavel qui dirige cette mission mais, en réalité, il est totalement sous la coupe de Léo. J’ai surpris des bribes de conversation entre eux : Léo croit — ou fait semblant de croire — que les Américains sont chargés de se livrer à des expériences psychologiques sur eux. Je sais aussi qu’il y a eu un début de bagarre de l’autre côté, mais je n’étais pas présente. Je ne sais pas ce qui se passe ici…

15 septembre — Ce soir, j’ai voulu rejoindre le reste de l’équipage de l’autre côté de la Station, mais Léo m’a saisie par le poignet. « Où tu vas comme ça ? » Je lui ai répondu que j’allais voir les autres. Il a regardé Pavel sans me lâcher et lui a traduit. Pavel m’a jeté un regard vide, sans expression, qui m’a glacé le sang et il a secoué la tête. Léo a alors dit : « Il n’en est pas question : tu restes ici. »

19 septembre — Les choses dégénèrent de plus en plus. Désormais, c’est plusieurs fois par jour que j’ai droit à des tripotages furtifs, à des blagues salaces, à des invites… Je me suis énervée contre Pavel et il m’a hurlé dessus comme Léo lui-même l’aurait fait. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je me suis mise à trembler. Il a fini par me cracher à la figure avec une violence inouïe : « Tu crois que je ne vois pas à quoi tu joues ? Si jamais tu parles aux autres de ce qui se passe ici, il t’arrivera un accident… »

21 septembre — Je regarde le soleil se lever sur l’horizon incurvé, de l’autre côté du hublot. Il est comme un trait de feu qui devient une boule en son centre : on dirait une explosion nucléaire. Le ciel va du violet sombre au rose pâle ; la terre est orange près du foyer de lumière et de plus en plus brune à mesure qu’on s’en éloigne. Les rayons du soleil inondent le hublot et l’intérieur du module. Ma vision est brouillée par les larmes.

23 septembre — C’est fini. Terminé. Après ce qui vient de se passer, il n’y a plus de retour en arrière possible. Game over. Ce soir, Léo et Pavel étaient complètement ivres. C’était l’anniversaire de Pavel. Ils ont sorti plusieurs mignonnettes de vodka dissimulées en différents endroits du module. Ce n’est pas la première fois que des cosmonautes en emportent dans leurs bagages, même si ceux-ci sont contrôlés au gramme près. Ils les ont bues avec des pailles. Tout, ici, se boit avec des pailles…

Au bout d’un moment, ils ont commencé à me regarder d’un drôle d’air ; j’ai repensé à leurs airs de conspirateurs tout au long de la journée et j’ai frissonné. Leurs yeux brillaient d’un éclat vitreux. Ils m’ont obligée à boire. J’ai refusé mais, comme ils insistaient, j’ai fini par avaler un peu de vodka pour trinquer aux 43 ans de Pavel. Puis, au bout d’un moment, leurs blagues ont commencé à déraper, leurs regards sont devenus de plus en plus insistants. Quand j’ai voulu aller me coucher, Léo a dit : « Tu as raison : c’est une pute, la moitié de Star City est passée dessus… Toi aussi, Pavel ? » Pavel a fait signe que non en me fixant bizarrement. « Tu as vu comme elle n’arrête pas de t’allumer depuis qu’on est ici ? a insisté Léo. Elle fait ça avec tout le monde… Comme ces bonnes femmes qui mettent des minijupes et des strings, qui se soûlent, qui flirtent, se laissent embrasser et puis, une fois dans la chambre, disent : “Arrête, ce n’est pas ce que je voulais, je suis désolée, c’est un malentendu, je n’avais pas l’intention de coucher avec toi, non, non, non, on est allés trop loin…” Toutes ces garces hypocrites et manipulatrices qui aiment chauffer les mecs et les planter là, tu vois ?… Ça les amuse ; elles ont le droit de faire ça mais nous n’avons pas le droit de réagir comme des hommes… TU VEUX LA BAISER, PAVEL ? » J’ai tressailli. Pavel me regardait toujours. J’ai voulu m’en aller, mais Léo me tenait de nouveau par les poignets. Je lui ai dit d’arrêter, que j’allais hurler si fort qu’on m’entendrait à l’autre bout de la Station. Alors, avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, ils m’ont plaqué une main devant la bouche et tenue tous les deux. J’ai rugi, rué, voulu me libérer, affolée, mais Léo me tenait solidement tandis que nous flottions librement dans l’atmosphère de Zvezda et j’ai senti Pavel me bâillonner la bouche avec sa grande main moite qui sentait le métal.