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Cependant Crile, originaire de la Terre, fut admis sur Rotor. Il se plaignit une fois de la quarantaine, qui faisait partie de la décontamination, et, en son for intérieur, elle se réjouit qu’il se soit obstiné. C’était preuve qu’il l’aimait vraiment.

Cependant, par moments, il se montrait renfermé et peu attentionné, et elle se demandait alors ce qui, malgré tous les obstacles, l’avait réellement poussé à venir sur Rotor. Peut-être avait-il été motivé non par elle, mais par le besoin de quitter la Terre. Avait-il commis un délit ? S’était-il fait un ennemi mortel ? Fuyait-il une femme dont il s’était lassé ? Elle n’osait pas le lui demander.

Et il ne lui en avait jamais parlé.

Même lorsqu’il obtint la permission de s’établir sur Rotor, elle se demanda combien de temps il pourrait y rester. Pour qu’il devienne citoyen à part entière, il fallait que le ministère de l’Immigration accorde un permis spécial et il y avait peu de chance que les choses en arrivent là.

Insigna avait trouvé, dans tous les motifs qui rendaient Crile Fisher inacceptable pour les Rotoriens, des raisons de se laisser aller à la fascination qu’il lui inspirait. Comme natif de la Terre, il avait un charme particulier. Les vrais Rotoriens gardaient leurs distances avec un étranger — citoyen ou non — mais même cela était pour elle une source d’excitation érotique. Elle lutterait pour lui et triompherait d’un monde hostile.

Quand il essaya de trouver un travail qui lui permettrait de gagner de l’argent et de se faire une niche dans sa nouvelle société, c’est elle qui lui fit remarquer que s’il épousait une Rotorienne — depuis trois générations — ce serait pour le ministère de l’Immigration une forte incitation à lui accorder la citoyenneté pleine et entière.

Crile parut surpris, comme si l’idée ne lui était pas venue, puis satisfait. Insigna, elle, fut un peu désappointée. Il aurait été plus gratifiant d’être épousée par amour, mais s’il fallait en passer par là …

Ils se marièrent et la vie continua, sans grands changements. Ce n’était pas un amant passionné, mais il ne l’avait pas été non plus avant leur mariage. Il lui offrait une affection distraite et intermittente qui, sans la plonger dans le bonheur, lui donnait toujours l’impression qu’elle en était proche. Il n’était jamais méchant, ni même désagréable, et il avait abandonné son monde et supporté de gros inconvénients pour être avec elle. C’était à mettre à son crédit, et c’est ce qu’elle faisait.

Il était devenu citoyen à part entière après son mariage, mais il restait insatisfait. Insigna le sentait, mais ne pouvait pas lui en tenir rigueur.

Un grand nombre d’activités parmi les plus intéressantes lui étaient interdites, uniquement parce qu’il n’était pas natif de la colonie. Insigna ignorait son niveau d’études, il n’en parlait jamais. Il n’y avait aucune honte à être autodidacte ; elle savait que pour la population de la Terre, les études supérieures n’allaient pas de soi comme c’était le cas dans les colonies spatiales.

Cette pensée la tracassait. Peu importait que Crile Fisher soit un Terrien et affronte en tant que tel ses amis et collègues. Mais pourrait-elle accepter tout à fait qu’il soit un Terrien sans instruction ?

Personne n’émit une idée pareille ; il l’écoutait avec patience lorsqu’elle parlait de son travail. Bien sûr, elle n’essayait pas de vérifier ses connaissances en abordant les détails techniques. Mais parfois il posait des questions ou faisait des commentaires auxquels elle accordait une grande importance, car elle essayait constamment de se convaincre que c’étaient de bonnes questions ou des commentaires intelligents.

Fisher travaillait dans une ferme ; un emploi respectable, essentiel même à la vie des colons, mais pas très élevé dans l’échelle sociale. Il ne se plaignait pas, il n’en parlait jamais. Mais il n’avait pas vraiment l’air content.

Insigna apprit donc à ne jamais lancer joyeusement : « Alors, Crile, qu’est-ce qui s’est passé au travail, aujourd’hui ? »

Les rares fois où elle l’avait fait, au début de leur vie commune, il avait répondu laconiquement : « rien d’intéressant » en lui jetant un bref coup d’œil irrité.

Elle finit par ne plus oser lui raconter les tracasseries administratives et les erreurs fâcheuses qui survenaient dans son travail à elle. Il aurait pu y voir une comparaison, embarrassante pour lui, entre l’emploi d’Insigna et le sien.

Elle dut reconnaître que ses peurs n’étaient pas fondées. Fisher ne montrait aucune impatience lorsqu’elle se laissait aller à discuter de son propre travail. Il lui posa même, d’un air détaché, des questions sur l’hyper-assistance, mais elle ignorait presque tout de ce moyen de propulsion.

Il s’intéressait à la politique rotorienne et montrait une intolérance bien terrienne pour l’exiguïté de ces horizons-là. Elle devait alors se dominer pour ne pas répliquer.

Pour finir, le silence s’installa entre eux, interrompu seulement par des échanges anodins sur les films qu’ils avaient visionnés, les obligations sociales auxquelles ils étaient tenus, les petites choses de la vie.

Elle n’était pas vraiment malheureuse. Le gâteau avait fait place au pain blanc, mais il y a des choses pires que le pain blanc.

La situation avait même ses avantages. Lorsqu’on participe à un projet ultra-secret, il ne faut parler à personne de son travail, mais comment ne pas chuchoter quelques confidences sur l’oreiller ? Pour Insigna, la tentation était mince, son propre travail exigeant peu de mesures de sécurité.

Mais lorsqu’elle eut découvert l’Étoile voisine du Soleil et que sa trouvaille eut été mise sans préavis sous le boisseau, elle se demanda si elle arriverait à garder le secret … C’était si naturel de parler à son mari de ce grand événement qui allait graver son nom dans les annales de l’astronomie. Elle aurait pu le lui dire avant d’en parler à Pitt. Elle aurait pu s’écrier : « Devine quoi ! Devine quoi ! Tu ne devineras jamais … »

Seulement elle ne l’avait pas fait. Il ne lui était pas venu à l’idée que cela puisse intéresser Fisher. Il parlait peut-être aux autres de leur travail, même aux fermiers ou aux tôliers, mais pas à elle.

Elle n’eut aucun effort à faire pour éviter de mentionner Némésis devant lui, jusqu’au jour épouvantable où leur union prit fin.

8

Quand s’était-elle rangée à fond dans le camp de Pitt ?

Au début, Insigna avait été horrifiée à l’idée de garder secrète l’existence de l’Étoile voisine, et de quitter le système solaire pour une destination dont on ignorait tout, sauf la localisation. Elle trouvait immoral et déshonorant pour eux, presque indécent, d’entreprendre en tapinois l’édification d’une civilisation nouvelle qui excluait tout le reste de l’humanité.

Elle avait cédé, pour des raisons de sécurité, mais en gardant l’intention de lutter, en tête à tête, avec Pitt et de lui opposer des arguments qui feraient mouche. Elle se les répétait jusqu’à ce qu’ils soient irréfutables, et puis ne les lui présentait jamais.

Chaque fois, c’était lui qui prenait l’initiative.

Au début, il lui dit : « N’oubliez pas, Eugenia, que vous avez découvert cette étoile plus ou moins par hasard et que l’un de vos collègues pourrait faire de même.

— Il n’y a pas beaucoup de chances pour que … commença-t-elle.