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Mais qu'on n'oublie pas aussi l'Angleterre !

Il dit au docteur Arnott :

- Il n'y a pas eu une indignité, une horreur, dont vous, les Anglais, ne vous soyez fait une joie de m'abreuver. Les plus simples communications de famille ; celles mêmes qu'on n'a jamais interdites à personne, vous me les avez refusées. Ma femme, mon fils n'ont plus vécu pour moi ! Vous m'avez tenu six ans dans la torture et le secret. Il m'a fallu me renfermer entre quatre cloisons dans un air malsain, moi qui parcourais à cheval toute l'Europe !

Ce goût amer dans sa bouche, c'est le mépris pour l'Angleterre oligarchique et le sang noir de la maladie.

- Vous m'avez assassiné, longuement, en détail, avec préméditation, et l'infâme Hudson a été l'exécuteur des hautes œuvres de vos ministres.

Il se tourne. Il vomit.

- Vous finirez comme la superbe République de Venise, dit-il encore, et moi, mourant sur cet affreux rocher, privé des miens et manquant de tout, je lègue l'opprobre et l'horreur de ma mort à la famille régnante d'Angleterre.

Ce sont les derniers jours.

Le hoquet lui déchire les entrailles.

Il appelle Montholon. Il veut dicter la lettre à adresser à cette hyène de Hudson Lowe le moment venu. Il parle d'une voix tout à coup redevenue claire.

« Monsieur le gouverneur, l'Empereur est mort le... à la suite d'une longue et pénible maladie. J'ai l'honneur de vous en faire part. »

Ce sera tout.

Il vomit. Marchand lui donne à boire.

L'eau est fraîche.

- Si l'on proscrit mon cadavre, dit-il, comme on a proscrit ma personne, eh bien, qu'on m'ensevelisse là où coule cette eau, si douce et si pure.

Il se souvient de ce lieu ombragé par trois saules, et situé au-dessous du cottage de Hut's Gate où habitent les Bertrand. De là on découvre la mer. Et il avait bu de l'eau de la fontaine qui coule dans ce creux solitaire. « Si, après ma mort, avait-il dit, mon corps reste entre les mains de mes ennemis, vous le déposerez ici. »

Il demande d'un geste qu'on fasse rentrer Antommarchi.

C'est le samedi 28 avril.

Il attend que le hoquet se soit un peu apaisé. Il dévisage Antommarchi. Il faut bien en passer par ce dottoraccio.

- Après ma mort, dit-il, qui ne peut être éloignée, je veux que vous fassiez l'ouverture de mon cadavre ; je veux aussi, j'exige, que vous me promettiez qu'aucun médecin anglais ne portera la main sur moi.

Il s'interrompt. Le docteur Arnott pourra cependant aider Antommarchi.

Il ferme les yeux.

- Je souhaite encore, continue-t-il, que vous preniez mon cœur, que vous le mettiez dans l'esprit-de-vin, et que vous le portiez à Parme à ma chère Marie-Louise, vous lui direz que je l'ai tendrement aimée, vous lui raconterez tout ce que vous avez vu, tout ce qui se rapporte à ma situation et à ma mort.

Il faut qu'elle sache, que mon fils apprenne comment j'ai vécu ici. Comment je suis mort.

Il retient Antommarchi.

- Les vomissements qui se succèdent presque sans interruption, dit-il, me font penser que l'estomac est celui de mes organes qui est le plus malade, et je ne suis pas éloigné de croire qu'il est atteint de la lésion qui conduisit mon père au tombeau, je veux dire d'un squirre au pylore...

Apprendre, savoir ; ne rien laisser dans l'ombre, mais faire jaillir la lumière sur chaque chose, et même sur cette mort qui me ronge et que j'appelle : tout connaître, tout comprendre, voilà ce que j'ai toujours voulu.

Il parle d'une voix affaiblie.

- Quand je serai mort, dit-il à ses proches, chacun de vous aura la douce consolation de retourner en France. Vous reverrez les uns vos parents, les autres vos amis, et moi je retrouverai mes braves aux Champs Élysées.

Il sourit.

- En me voyant, ils redeviendront tous fous d'enthousiasme et de gloire. Nous causerons de nos guerres avec les Scipion, les Hannibal, les César, les Frédéric. Il y aura plaisir à cela...

Il a un rire bref.

- À moins qu'on n'ait peur là-bas de voir tant de guerriers ensemble.

C'est le jeudi 3 mai 1821.

Il est secoué des heures durant par le hoquet. Il dit en ce début d'après-midi, en tournant la tête vers les proches qui se sont rassemblés dans le salon où l'on a transporté le lit :

- Vous avez partagé mon exil, vous serez fidèles à ma mémoire, vous ne ferez rien qui puisse la blesser.

Puis il se tourne vers Montholon.

- Eh bien, mon fils, ne serait-ce pas dommage de ne pas mourir après avoir si bien mis en ordre ses affaires ?

39.

Cette douleur qui ne cesse pas au centre du corps le taraude.

Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, murmure-t-il.

Il s'enfonce dans la nuit puis se réveille.

Ce liquide qu'on lui verse dans la bouche, sucré, l'apaise.

- C'est bon, c'est bien bon.

Mais cela, qu'est-ce ? Il reconnaît la couleur, il veut écarter le verre. Le bras retombe. Il doit avaler le calomel.

- Coquin de Marchand, dit-il à son valet.

On le frictionne.

- Quel résultat de la science ! Belle consultation ! Laver les reins avec de l'eau de Cologne !

Il ferme les yeux. Où est-il ?

C'est la nuit du vendredi 4 au samedi 5 mai 1821.

Il gémit, le visage crispé.

- Comment s'appelle mon fils ?

Il serre la main de Marchand qui répond : « Napoléon. »

Il est deux heures du matin. Il entrouvre les yeux, il remue les lèvres.

- Qui recule, dit-il.

Il va vomir, tout son corps se cambre. Il veut parler. Un râle encombre sa gorge, et deux mots surgissent, comme des récifs recouverts par la respiration rauque :

- Tête, armée.

La mort vient plus tard, à dix-sept heures quarante-neuf, ce samedi 5 mai 1821.

« La mort n'est rien », avait-il dit, le 12 décembre 1804, dans le soleil de sa puissance.

« Mais vivre vaincu et sans gloire, avait-il ajouté, c'est mourir tous les jours. »

Il vit encore.

Athènes, le 3 janvier 1997.