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Vous avez raison, comme polonais et comme catholique.

Napoléon tapote la nuque du prêtre et donne l'ordre à Caulaincourt de lui remettre cent napoléons.

Il repart dans la nuit et chevauche le long des berges, pensif. Chaque événement, chaque rencontre peut être un indice, un signe, un présage. Il est homme de raison et des Lumières. Il s'est passionné pour les mathématiques. Mais elles n'éclairent pas encore toutes les manifestations de l'univers, elles n'expliquent pas que le destin marque certains êtres, leur donne l'énergie d'aller jusqu'au bout de leurs rêves.

Il se laisse porter, en tenant à peine les rênes, par le galop de son cheval qui avance dans les blés mûrs. Et, brusquement, la monture fait un écart. Il tente de s'accrocher, glisse, se retourne, tombe dans les blés. Déjà il se relève. Il entend une voix, peut-être celle de Caulaincourt, de Berthier et des officiers qui les ont rejoints, s'écrier :

- Un Romain reculerait, ceci est un mauvais présage.

Les aides de camp, les généraux et les maréchaux sautent à terre. Un lièvre a couru entre les pattes du cheval et l'a surpris.

Napoléon se tait. Il rentre au quartier général.

Je suis un homme de raison. Je ne crois pas aux présages.

Mais il regarde autour de lui les visages de ces généraux, des aides de camp, de son secrétaire.

Ils ont vu, ou bien ils savent. Ils s'inquiètent. Et je ne peux chasser l'incertitude qui m'étreint.

On ne sait rien des mouvements des armées russes sur l'autre rive. Aucun espion ne s'est proposé pour le renseigner.

Napoléon se souvient des phrases qu'a rapportées le comte de Narbonne, le dernier envoyé français à avoir vu l'empereur Alexandre Ier.

- Je ne me fais point d'illusions, a dit le tsar. Je sais combien l'empereur Napoléon est un grand général. Mais, vous le voyez, j'ai pour moi l'espace et le temps. Il n'est pas de coin reculé de ce territoire, hostile pour vous, où je ne me retire, pas de poste lointain que je ne défende avant de consentir à une paix honteuse. Je n'attaque pas, mais je ne poserai pas les armes tant qu'il y aura un soldat étranger en Russie.

Et le tsar aurait montré sur une carte l'extrémité du continent, et ajouté :

- Si Napoléon fait la guerre et que la fortune lui sourit, en dépit du but légitime poursuivi par les Russes, il faudra qu'il signe la paix sur le détroit de Béring.

Napoléon interroge Caulaincourt. Les Russes livreront-ils bataille ? Où ? Devant Vilna ? Caulaincourt murmure que les Russes ne se battront pas, qu'ils reculeront, abandonneront les villes.

- Alors, j'ai la Pologne, répond Napoléon. Et Alexandre a, aux yeux des Polonais, la honte ineffaçable de la perdre sans avoir combattu. C'est perdre la Pologne que de me céder Vilna.

Il faut se convaincre et persuader les autres que la guerre sera courte, la victoire proche.

- Avant deux mois, reprend Napoléon, la Russie me demandera la paix. Les grands propriétaires seront effrayés, plusieurs ruinés. L'empereur Alexandre sera très embarrassé, car les Russes, au fond, se soucient peu des Polonais et pas du tout d'être ruinés pour la Pologne.

Il marche de long en large, les mains croisées derrière le dos. Il prise souvent. Puis il s'arrête devant Caulaincourt, demande à voix basse, le visage grave, si l'on a évoqué, au quatier général, sa chute de cheval.

Caulaincourt se dérobe.

Les troupes, dit Napoléon d'une voix tranchante, commenceront à franchir le Niémen dès que les ponts seront terminés.

Il dort quelques heures, puis, à trois heures du matin, ce mercredi 24 juin 1812, il galope vers le Niémen.

Sur les trois ponts achevés à minuit, les troupes avancent lentement, et le martèlement de leurs pas désaccordés fait une rumeur sourde qui s'amplifie entre les berges, comme le déferlement d'une vague.

Il passe le Niémen à cinq heures, revient à sa tente dressée sur une hauteur de la rive gauche. Il contemple à la lunette les trois immenses colonnes qui divergent une fois qu'elles ont atteint la rive droite. Les collines, les vallées sont couvertes d'hommes et de chevaux, de chariots. Les armes étincellent dans le ciel déjà incandescent. Une poussière rousse commence à s'élever au-dessus des colonnes. La chaleur est accablante. Et il est seulement le début de la matinée !

Mais quelle force, quelle armée ! Il frappe ses bottes avec sa cravache, va et vient, fredonne Malbrough s'en va-t-en guerre. Qui résisterait à une telle puissance en mouvement ?

Il remonte les colonnes dans la poussière. Les éclaireurs lui annoncent qu'on ne voit pas de Russes. À peine aperçoit-on de loin en loin des cosaques.

On passe un autre fleuve, la Vilia. Les avant-gardes sont déjà entrées dans Kovno. Les Russes se sont enfuis. La route de Vilna est ouverte. Il faut marcher, marcher, marcher vite.

Il travaille toute la journée, reçoit les éclaireurs, les courriers, dicte ses ordres, puis, à quatre heures du matin, le 25 juin, il est à nouveau en selle.

Il devine des chevaux couchés sur le flanc, le ventre gonflé, en train de mourir. Des soldats sont affalés, les bras en croix sous le soleil. On a nourri les bêtes avec du seigle vert. Et les jeunes conscrits sont morts d'épuisement après quelques heures de marche sous ce soleil de feu.

Il s'arrête, fait quelques pas en compagnie de Murat et Davout. Il faut aller vite, dit-il, surprendre les Russes, les empêcher de reculer, les contraindre à la bataille.

Quand la nuit tombe, en même temps qu'éclate l'orage, il est à l'abri dans une maison de Kovno.

Il va dormir sur ce lit étroit, dans cette pièce étouffante. Il pense à ses nuits dans les palais, à Marie-Louise, à ce fils qu'il ne voit pas.

Il faut que cette guerre soit courte.

« Mon amie, écrit-il à l'Impératrice, j'ai passé le Niémen le 24, à deux heures du matin. J'ai passé la Vilia le soir. Je suis le maître de Kovno. Aucune affaire importante n'a eu lieu. Ma santé est bonne mais la chaleur est excessive.

« Je pars cette nuit, je serai à Vilna après-demain. Mes affaires vont bien.

« Sois gaie, nous nous verrons à l'époque où je te l'ai promis.

« Tout à toi. Ton fidèle époux.

« Nap. »

2.

Napoléon roule vers Vilna. Les Russes refusent de se battre. Leur général, Barclay de Tolly, recule.

Napoléon se penche hors de la voiture. La poussière lui entre dans la peau, colle aux yeux. La chaleur lui rappelle les déserts d'Égypte, mais elle lui paraît plus étouffante encore, sale et moite. Et souvent, la nuit, des pluies d'orage froides transforment les chemins en torrents boueux. Puis, le matin, quelques heures suffisent pour sécher la terre et faire se lever la poussière.

Il dépasse les colonnes de troupes, des chevau-légers wurtembergeois. Il voit derrière le rideau de poussière les cadavres des chevaux qu'enveloppent des nuées de mouches. Il aperçoit dans les champs des cavaliers et des fantassins isolés, sans doute à la recherche de nourriture, car les approvisionnements ne suivent pas.

Mais il faut avancer, avancer.

À quelques lieues de Vilna, le dimanche 28 juin, il monte à cheval.

La ville est belle, mais les habitants, des Polonais pourtant, ne crient pas leur joie. Où est l'enthousiasme qui, il y a quelques jours, l'accueillait dans les villes polonaises de l'ouest du Niémen ? Ces Polonais-là sont-ils satisfaits de leurs maîtres russes ? Veulent-ils, oui ou non, une nation ? Qu'ils le montrent, et pas seulement en palabrant dans la Diète polonaise réunie à Varsovie.

Il entre dans la maison qu'a occupée il y a quelques jours Alexandre Ier, qui y avait établi son quartier général au milieu de ses troupes. Il parcourt les pièces. Il éprouve un sentiment de puissance, mais sans joie.