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Il devrait se jeter en avant, mais il ne veut pas commettre d'imprudence. Il sent qu'autour de lui on l'observe avec inquiétude. On attend ses ordres pour une bataille qui ne vient pas. Comment cerner cette armée russe qui se perd dans l'océan de terre qu'est son pays ?

Le jeudi 16 juillet 1812, quand il rentre à Vilna de retour d'une inspection des régiments du train, Méneval lui apporte deux dépêches de Murat, qui commande l'avant-garde. Le roi de Naples signale que les troupes russes ont réussi à capturer par surprise une unité de cavaliers.

Par surprise ! Murat est une bête !

La deuxième dépêche annonce que les Russes ont évacué le camp retranché de Drissa auquel ils ont travaillé deux années !

Napoléon n'hésite pas. Il faut se lancer à leur poursuite. Les agripper. Les réduire.

Il est vingt-trois heures, ce jeudi 16 juillet. Il monte en voiture. Il va rouler toute la nuit vers Glubokoïe.

Les feux des bivouacs scintillent ici et là. Il n'entend pas un cri, pas une chanson. Les nuits dans ce pays sont aussi tristes que les jours.

3.

Trois heures, quatre heures de l'après-midi. Napoléon est assis dans la salle voûtée et sombre du couvent des Carmes de Glubokoïe. C'est le moment de la journée où la chaleur, dans cette deuxième quinzaine du mois de juillet 1812, est le plus intense. Même derrière ces murs de pierre, l'atmosphère est étouffante. Il dicte, écrit, et cela suffit pour être couvert de sueur. Dehors, la campagne est brûlée par la lumière aveuglante d'un soleil dont le disque semble avoir recouvert tout le ciel. Les troupes ne marchent pas dans cette fournaise. Les chevaux se serrent dans les rares zones d'ombre. Et beaucoup pourrissent, à demi dépecés par les soldats, sur le bord des chemins.

Napoléon écrit. Il sortira dans une heure, quand le soleil commence à décliner, à abandonner une partie du ciel. Il visitera les fours à pain, le parc d'artillerie, les hôpitaux. Il poussera une reconnaissance à la nuit tombée, vers l'est, vers Mohilev et Vitebsk. Il chevauchera une partie de la nuit, passera une revue des divisions bavaroises ou de la Garde, à l'aube. Puis il reviendra ici étudier les dépêches, écouter les aides de camp, écrire.

« Mon amie,

« Je suis ici logé dans un couvent de Carmes, dans un très beau pays, mais bien portant. Tu vois je suis à soixante lieues de Vilna, plus loin de toi. Je suppose que tu es arrivée à Saint-Cloud. Embrasse deux fois pour moi le petit roi, on le dit charmant. Dis-moi s'il t'a fait beaucoup d'effet, s'il commence à parler, s'il marche et enfin si tu es contente de ses progrès. Ma santé est fort bonne, je n'ai rien à désirer là-dessus. Je me porte mieux qu'à Paris.

« Je pense qu'il sera convenable que tu ailles à Paris le jour de ma fête, en faisant comme je ferais pour assister au concert public.

« Mes affaires marchent bien, il ne me manque que ma bonne Louise, mais je suis aise de la savoir auprès de mon fils.

« Je vais à la messe, il est dimanche.

« J'espère que tu auras été contente de Paris et de la France et que tu l'auras vue avec plaisir.

« Addio, mio bene, tout à toi.

« On te choisira le héron que tu as demandé et on te l'enverra.

« Nap. »

Il reste un moment immobile. Quand retrouvera-t-il la France, Marie-Louise, son fils ? Les Russes se retirent. La chaleur, les distances à parcourir font fondre la Grande Armée. Le ravitaillement ne suit pas. Les traînards, les fuyards, les maraudeurs se comptent déjà par dizaines de milliers. Combien a-t-il encore d'hommes à sa disposition ? Deux cent mille ? Berthier n'est même pas capable de fournir des états précis.

Napoléon se lève, commence à dicter.

« Nous perdons tous les jours beaucoup de monde par défaut d'ordre qui existe dans la manière d'aller aux subsistances ; qu'il est urgent qu'ils concertent avec les différents chefs de corps les mesures à prendre pour mettre un terme à un état de choses qui menace l'armée de sa destruction ; que le nombre de prisonniers que l'ennemi fait se monte chaque jour à plusieurs centaines.

« Depuis vingt ans que je commande les armées françaises, je n'ai jamais vu d'administration militaire plus nulle, il n'y a personne, ce qui a été envoyé ici est sans aptitude et sans connaissance. »

Et puis il y a cela. Il relit le texte de cet appel des Russes aux soldats de la Grande Armée, rédigé en plusieurs langues et jeté aux avant-postes.

« Retournez chez vous, ou si vous voulez, en attendant, un asile en Russie, vous y oublierez les mots de conscription, et toute cette tyrannie militaire qui ne vous laisse pas un instant sortir de dessous le joug. »

Il jette cet imprimé. Il en a les mains et l'esprit souillés. Est-ce là une guerre entre souverains ?

- Mon frère Alexandre ne ménage plus rien, dit-il, je pourrais aussi appeler ses paysans à la liberté.

Mais il s'y refuse. Il a vu le long des routes, dans les masures, quelques-uns de ces moujiks.

Eugène de Beauharnais est déjà, à plusieurs reprises, venu l'inciter à abolir le servage. À quoi conduirait cette libération des esclaves ?

- J'ai vu, dit-il, l'abrutissement de cette classe nombreuse du peuple russe. Je me refuse à cette mesure qui vouerait à la mort, à la dévastation et aux plus horribles supplices bien des familles.

Qu'on ne revienne pas sur ce point.

Il s'adresse à Caulaincourt, si longtemps ambassadeur auprès d'Alexandre Ier qu'il en a été dupe. Le grand écuyer continue à plaider l'arrêt de l'offensive. Il n'est pas de jour qu'avec le maréchal Berthier ils ne parlent des pertes dues à la maladie, à la désertion. Ils expliquent par la fatigue des chevaux le fait que les troupes ne puissent « éclairer » leur avance, faire des prisonniers. Ils laissent entendre que Murat fatigue inutilement ses escadrons en les lançant inconsidérablement en avant, en rédigeant des rapports trop optimistes.

- Il faut dire la vérité à Votre Majesté, disent-ils. La cavalerie se fond beaucoup ; les marches trop longues l'écrasent et on voit, dans les charges, de braves gens obligés de rester derrière parce que les chevaux ne peuvent plus fournir à une course accélérée.

Berthier, Caulaincourt ne comprennent pas que la paix ne sera possible que si Alexandre est battu.

Ont-ils lu la proclamation qu'a lancée le tsar à son peuple ?

« Peuple russe, plus d'une fois tu as brisé les dents des lions et des tigres qui s'élançaient sur toi. Unissez-vous la croix dans le cœur, le fer dans la main... Le but, c'est la destruction du tyran qui veut détruire toute la terre. Que partout où il portera ses pas dans l'Empire, il vous trouve aguerris à ses fourberies, dédaignant ses mensonges et foulant aux pieds son or ! »

Le tyran, c'est moi !

Napoléon a un geste de mépris. Il prend Caulaincourt par le bras, l'entraîne.

- Votre ami Alexandre est un Grec, faux. Au reste, je ne lui en veux pas. Il a été trompé sur la force de son armée, il ne sait pas la diriger et il ne veut pas faire la paix ; ce n'est pas un être conséquent. Quand on n'est pas le plus fort, il faut être le plus politique, et sa politique doit être d'en finir. Quand on pourra se parler, nous serons bientôt d'accord, car je ne lui fais qu'une guerre politique.

Mais il faut le contraindre à se battre, pour traiter. Et, donc, avancer.

On couche sous la tente. La pluie succède à la chaleur. Les villages sont vides. Pas un vieil homme, pas une femme, pas un enfant. Les masures sont abandonnées. Quel peuple est-ce, pour obéir ainsi à un ordre de son Empereur ?