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Gérard de Villiers

Naufrage aux Seychelles

Chapitre premier

— Regardez, là-bas devant, il y a des oiseaux qui « travaillent ». Ça doit être bon… cria Jan Stuck.

Oswald Barclay fit la moue.

— Ils sont bas, ça doit être des petites bonites. Mais on peut toujours aller voir.

Oswald Barclay tourna la barre à gauche et le cabin-cruiser obliqua vers l’ouest. À un mile environ, un vol de plusieurs dizaines d’oiseaux tournait à basse altitude au-dessus de l’océan Indien, signalant la présence de poissons en surface. La mer scintillait sous le soleil brûlant. L’Aquabelle se trouvait à mi-chemin entre l’île de Mahé, capitale des Seychelles et, Silhouette, dans le même archipel, au nord-ouest. Il n’y avait pas un souffle de vent. Un temps idéal pour la pêche au gros.

Jan Stuck dégringola l’échelle reliant la dunette à la plage arrière et s’installa dans le gros siège central qui, surélevé et vissé au pont, ressemblait à un fauteuil de dentiste. Surveillant les quatre lignes à la traîne derrière le bateau, parfois, il apercevait la tache de couleur d’un des appâts rebondissant dans les vagues. Le Hollandais se retourna vers sa femme et celle du Britannique, en train de préparer le déjeuner dans la minuscule cuisine et cria :

— Si c’est un marlin[1] c’est vous qui le tirez…

Elles se récrièrent en riant. Le marlin réclamait une force et une adresse qu’elles n’avaient pas. Déjà, pour sortir un thon de trente kilos, il fallait parfois lutter plus d’une heure. Juliana Stuck et Jeanne Barclay se ressemblaient vaguement : grandes, blondes, un peu sèches, sportives et heureuses de vivre. Presque tous les week-ends les deux couples partaient ainsi à la pêche, couchant dans le bateau ou dans les bungalows de Bird Island à 30 miles au nord.

Jan Stuck essayait de vendre des équipements téléphoniques à la jeune République des Seychelles, indépendante depuis le 28 juin 1976. En train de virer discrètement à la Démocratie Populaire, sous la férule du SPUP, le Seychelles Peuple United Party, à la suite de l’éviction du président James Mancham qui se morfondait depuis à Londres. Quant à Oswald Barclay, de sa résidence de l’Anse aux Pins, il veillait aux intérêts des derniers ressortissants de Sa Très Gracieuse Majesté la Reine, surveillant avec une discrétion parfois pataude les agissements des Français. Les Anglais payaient 40 % du budget seychellois – y compris une somptueuse Rolls grise pour l’ambassadeur du minuscule État – et considéraient les Seychelles comme une chasse gardée de la Reine. Or, le nouveau président, non seulement semblait de gauche, mais en plus pro-français. Dieu merci, il était quand même blanc, comme les deux autres membres du triumvirat.

Heureusement qu’il y avait la pêche pour se détendre !

Les oiseaux se rapprochaient. Oswald Barclay modifia la course du bateau, de façon à zigzaguer dans la zone patrouillée par eux.

Jan Stuck bâilla voluptueusement. C’était vraiment une journée superbe. La brise du sud-est diluait la chaleur lourde et humide qui vous prenait à la gorge dès qu’on revenait à terre. Le climat était d’une exubérante tiédeur presque toute l’année, la mousson arrivant sur l’archipel, épuisée par son passage aux Indes. En novembre, il n’y avait presque plus de vent et pas encore de pluie. Une dorade fraîchement pêchée, enfermée dans une caisse en bois accotée à la cabine donna un furieux coup de queue, provoquant un bruit sourd. Juliana Stuck poussa un petit cri effrayé. Maintenant, les oiseaux noirs – des sternes – étaient au-dessus d’eux.

— À quelle heure voulez-vous déjeuner ? cria la Hollandaise.

— Pas tout de suite, grommela Jan Stuck.

Depuis le matin, ils n’avaient péché que quelques bonites à la chair trop ferme, deux thons et une dorade.

— On n’a pas un seul sailfish, remarqua Oswald Barclay. Il paraît que les Nord-Coréens ont ratissé tout avec de longues lignes. Trente tonnes. Avec ce qui se perd, ça fait à peine 8 % de ce qu’ils ont ferré. Pas étonnant…

Zizzzzz… Le bruissement aigu du moulinet dévidant son nylon fit sursauter tout le monde.

— Ça y est ! cria Oswald Barclay du haut du flying deck[2], réduisant aussitôt les moteurs. Les deux femmes se précipitèrent sur l’échelle, prudentes, afin d’assister d’en haut à la lutte. Jan Stuck sauta de son fauteuil et empoigna la canne extérieure gauche qui continuait à se dévider. Il mit le frein au moulinet et alla se rasseoir dans le grand fauteuil blanc, bloquant l’extrémité de la canne dans l’embout prévu à cet effet, entre ses jambes. Il accomplit toute la manœuvre à grand-peine, tant la pression sur le nylon était forte. La canne elle-même semblait prête à se rompre !

— Ralentis, cria-t-il, c’est un costaud.

Jane Barclay claqua des mains avec excitation.

— C’est peut-être un marlin.

— Ça m’étonnerait, fit son mari. On l’aurait vu sauter. C’est plutôt un thon ou un wouahou.

Le Hollandais, calé dans son siège, appuya ses pieds sur le repose-pied et ramena doucement sa canne vers le haut, moulinant en même temps. Le fil de nylon plongeait dans la mer à une centaine de mètres du cabin-cruiser. Les oiseaux continuaient à tourner au-dessus d’eux avec des cris aigus. Des mouettes, des frégates, des sternes.

Avec la régularité d’un métronome, le Hollandais courbant sa canne vers le bas, la remontait, moulinait, gardant toujours le nylon bien tendu.

Il était déjà en sueur. Il coinça pendant quelques secondes la canne contre le plat-bord, ce qu’on ne doit jamais faire, pour laisser sa main gauche se reposer. Son poisson ne se débattait pas, mais tirait de tout son poids sur la ligne.

— Ça doit être un gros thon ou un requin, cria Oswald Barclay.

Comme les requins, les thons se laissaient traîner.

— Juliana, apporte-moi une bière, cria Stuck.

Juliana redescendit l’échelle en hâte. Jane Barclay de grosses jumelles vissées aux yeux scrutait la mer. Ils s’étaient rapprochés de Silhouette.

— Je le vois, cria-t-elle soudain. On dirait un requin !

Elle tendit le bras vers une tache sombre au ras des vagues.

— Dommage que ce ne soit pas un wouahou, remarqua Oswald Barclay.

À la résistance du nylon, cela ne pouvait être qu’un gros poisson. Jan Stuck penchait pour un thon. Il allait plonger à mort en voyant le bateau, avant de tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, signe infaillible de l’agonie…

Mais le Hollandais guettait le moment où il allait plonger comme un dard pour tenter de rompre le nylon. Les daurades, elles, effectuaient des furieuses cabrioles hors de l’eau pour décrocher l’hameçon.

Par précaution, Jan Stuck desserra un peu le frein du moulinet, afin d’éviter que le nylon ne se rompe lorsque le thon prendrait son démarrage foudroyant… En attendant il enroulait patiemment le fil, la chemise collée au dos par la sueur. Il but avidement au goulot la bière que sa femme venait de lui apporter.

On n’entendait plus que le crissement du moulinet et le ronflement assourdi des deux moteurs. Seuls, quelques oiseaux continuaient à suivre le bateau. Les autres s’étaient dispersés.

Inexorablement, la distance entre le bateau et le poisson diminuait. Il se laissait toujours traîner, sans chercher à lutter. Par moment, on apercevait sa masse sombre tout près de la surface. Oswald Barclay, laissant les commandes à sa femme, descendit, prépara la gaffe et le maillet de bois utilisé pour assommer les poissons.

Les dents serrées, Jan Stuck continuait à enrouler son nylon. Tous les muscles tendus, lentement. Puis, courbette rapide, en moulinant le plus vite possible. Ses yeux le piquaient. La sueur.

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1

Espadon.

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2

Flying deck : sorte de dunette surélevée particulière aux bateaux équipés pour la pêche au gros.