— Ils ont peur d’une contre-révolution. Mancham a déjà essayé avec l’aide de certains Saoudiens. Alors, les Irakiens leur livrent des armes tchèques qu’ils cachent un peu partout au cas où… C’est ce Bill qui organise tout cela.
« Voilà, monsieur Linge. Je vous repose la question : Acceptez-vous de m’aider, maintenant que je vous ai prouvé ma bonne foi ? Pour le pays dont vous défendez les intérêts ce n’est qu’un incident sans réelle importance. Pour nous c’est une question de vie ou de mort. Réfléchissez.
Malko vit la silhouette émerger du fauteuil et esquissa un geste de se lever. Le Derviche l’arrêta net :
— Restez où vous êtes, monsieur Linge. Tant que je ne serai pas dehors. Et ne sortez pas derrière moi. Vous recevriez une balle dans la tête.
Malko se rassit, vit l’Israélien atteindre la porte-fenêtre, la faire coulisser. Le Derviche se retourna :
— Je sais que vous partez en mer sur le Koala. Je vous recontacterai au retour.
— Que se passera-t-il si je refuse de collaborer avec vous ? lança Malko alors que le Derviche avait déjà le corps à moitié dehors.
L’Israélien arrêta son mouvement.
— Cela serait extrêmement fâcheux, dit-il. Je serais contraint de chercher une solution à votre cas. Qui pourrait être une solution finale.
Malko n’eut pas le temps de contester cet humour noir d’un goût douteux. Le rideau battait dans le vide sous la brise nocturne. Le Derviche avait disparu. Il alluma sans chercher à le suivre. Il connaissait trop les Israéliens pour ne pas appliquer à la lettre leurs recommandations. Pendant la guerre des Six Jours, leurs Mirages avaient bombardé un navire-espion US qui s’approchait trop de leurs côtes en dépit de leurs observations. Bilan : 104 morts…
Il alla refermer la porte-fenêtre et comprit comment l’Israélien s’était introduit dans sa chambre. Un loquet verrouillait le battant coulissant. Mais au-dessus il y avait un vasistas qui, lui, ne fermait pas. Il suffisait de se mettre sur la pointe des pieds, de passer le bras et de manœuvrer le loquet… Il le referma néanmoins.
Déshabillé, il demeura étendu un long moment avant de s’endormir. Cette fois, aucun bruit ne venait de la chambre de la volcanique Finlandaise. Il n’aurait plus manqué que cela. Elle dormait vraiment… Il plaça le Stainless sous le matelas, à portée de la main.
Songeant avec une certaine amertume que son séjour à Mahé s’ouvrait sous des auspices particulièrement favorables. S’il ne trouvait pas le Laconia B, les Irakiens et leurs amis, feraient tout pour le liquider. Au cas où il aurait du succès, les Israéliens prendraient la relève.
Situation éminemment confortable. La seule solution étant de partir sur la pointe des pieds. Exclue, pour cause de conscience professionnelle. Il ferma les yeux, cherchant à recréer la silhouette éblouissante de la Finlandaise. Au moins s’offrir cette compensation. La vie était courte. Il avait deux choses moins agréables à faire le lendemain. Aller dire ce qu’il pensait à Willard Troy et se rendre à l’hôpital.
Puisque tout le monde manipulait Mark, le « stringer » de la CIA, pourquoi pas lui ?
Même s’il était aussi dangereux à manier qu’une grenade dégoupillée… Ce ne serait pas la première partie de roulette russe disputée par Malko.
De toute façon, on ne perdait qu’une fois à ce jeu…
Chapitre V
À l’hôpital de Mahé, on entrait avec la grippe et on devait ressortir avec le choléra et le béribéri humide… Malko regarda le petit bâtiment au toit de tôle rougeâtre pas plus gros qu’une gentilhommière, d’un seul étage, entouré d’une véranda branlante, avec ses murs d’un jaune lépreux, au sommet d’une petite colline entourée de jungle. À une centaine de mètres de Mont-Fleury Road, la route de l’aéroport.
Dans le parking, le moteur d’une ambulance datant de l’âge de pierre était en train de rendre l’âme dans un concert de hoquets découragés, crachant l’huile par tous les clapets et semant des bouts de ferraille à tous vents. Triste présage. Malko gara la Cooper dans le parking des médecins et grimpa les marches du perron. Des cinéastes auraient donné une fortune pour avoir un hôpital comme ça, pour une reconstitution de l’époque coloniale héroïque… Étant donné la taille de l’hôpital, il ne fallait pas que les Seychellois soient malades plus de dix à la fois. Dieu merci, le cimetière n’était qu’à quelques centaines de mètres, ce qui permettait un désengorgement rapide, en cas d’épidémie.
Un Noir sortit du bureau d’accueil. Ce n’était pas l’heure des visites.
— Je cherche Mark, l’infirmier, demanda Malko. Il est là ?
L’autre étendit la main vers un couloir dont les murs servaient d’aire de repos à des nuées de petits lézards transparents.
— Là-bas, au fond, à droite, à la pharmacie.
Malko remercia d’un sourire. Il allait enfin se trouver en face du « stringer » félon. Une bonne nuit de sommeil l’avait reposé. Il avait même eu la joie d’apercevoir la Finlandaise partant dans sa Mini-Moke. Ils avaient échangé quelques mots et elle n’avait pas exclu la possibilité de l’accompagner le lendemain en bateau.
Personne ne l’avait suivi, cette fois. Mais il se demandait d’où viendrait le prochain coup. Mark pourrait peut-être le renseigner… Il attendait de l’avoir vu pour aller rendre compte à Willard Troy de l’étrange visite de l’Israélien.
La porte jaunâtre marquée « Pharmacie » au pinceau était entrouverte. Malko la poussa et entra.
Il n’y avait qu’une seule personne à l’intérieur. Un Seychellois de haute taille, en short et chemisette blanche avec des épaulettes de tissu rouge, debout devant une armoire ouverte. Très brun de peau, des cheveux frisés plats, une tête ronde et une petite moustache de danseur mondain. Il tourna vers Malko un regard interrogateur et sans grande expression.
— Sir ?
— Mark ?
Une lueur surprise et inquiète passa dans les yeux noirs. En s’approchant, Malko réalisa que la peau de Mark était grumeleuse comme une râpe à fromage. Ses conquêtes devaient y laisser leur épiderme.
— C’est moi, dit-il en anglais. Pourquoi ?
Malko chercha son regard et annonça d’une voix douce :
— Nous avions rendez-vous hier, Mark. Mais une autre personne est venue à votre place. Un certain Bill, je crois. M. Troy a été très déçu de votre attitude…
Le Seychellois recula si brusquement qu’il renversa avec son coude un bocal de pilules blanches posé sur la table derrière lui. Probablement toute la réserve d’aspirine de la nation seychelloise. Il en écrasa pas mal en reculant, les yeux fuyant, le menton rentré. Mauvais et terrifié.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? protesta-t-il d’une voix blanche. Je n’avais rendez-vous avec personne. Je ne comprends pas. Vous n’avez pas le droit de rentrer ici… Sortez.
C’était dit si faiblement que ça en était lisible. Malko s’approcha, écrasant au moins un mois des réserves d’aspirine du pays sous ses semelles. Jusqu’à ce qu’il soit à dix centimètres du Seychellois.
— Mark, dit-il, je ne suis pas venu ici pour écouter des mensonges. Vous savez très bien qui je suis et je sais très bien ce que vous faites. Monsieur Troy vous donne de l’argent pour l’aider, pas pour le trahir…
De la sueur s’était mise à suinter de la peau grumeleuse du moustachu. Mark ne faisait plus du tout danseur mondain. Ses épaules semblaient s’être tassées sous le poids des épaulettes.
— Partez, dit-il d’un ton suppliant. Partez, je vous verrai plus tard sur la plage.
Un coup léger fut frappé à la porte, refermée par Malko. Les yeux de Mark semblèrent prêts à jaillir de leurs orbites. Malko se dit qu’il risquait de profiter de la présence d’un visiteur pour lui filer entre les doigts. Il y avait une autre porte dans la pièce, à côté de la minuscule armoire renfermant tout le stock pharmaceutique de l’hôpital. Il prit le Seychellois par le bras, l’ouvrit et l’y poussa. Mark se laissa faire, comme un lapin paralysé par un cobra.