— Les Israéliens vous ont fait de l’intox, soupira-t-il. Jamais la nouvelle administration n’acceptera de les laisser entrer en possession de cet uranium. Nous devons le récupérer nous-mêmes.
Les yeux dorés de Malko s’assombrirent.
— Mr Troy, fit-il remarquer, j’ai retrouvé le Laconia B et c’est déjà un miracle. Maintenant, c’est à la « Company » de faire le reste. La Navy a sûrement les moyens qu’il faut.
L’expression de l’Américain lui montra aussitôt qu’une fois de plus c’était sur lui que la CIA comptait.
— Mr Linge, dit Willard Troy, pendant les quatre jours où vous avez été absent, j’ai travaillé sur ce problème. Il est très complexe. Contrairement à ce que vous pensez, nos forces navales sont très limitées dans l’océan Indien. Trois escorteurs basés à Bahrein dans le Golfe Persique, avec des missions qui ne leur permettent guère de s’en éloigner. La Navy dispose à Diego Garcia de cinq bâtiments à propulsion nucléaire dont l’importance ne permet pas de les faire entrer dans les eaux seychelloises sans l’accord des autorités locales…
Malko secoua la tête, découragé.
Je ne vais quand même pas emporter la cargaison du Laconia B sur le Koala…
Willard Troy esquissa un sourire las :
— Non. J’ai mis un plan au point. Il faut d’abord sortir les fûts d’oxyde d’uranium du cargo. Les stocker sur un ponton et les faire enlever par un bâtiment qui viendra de Bahrein, « officieusement ».
— C’est une véritable expédition, remarqua Malko. Cela va prendre très longtemps et ne va pas passer inaperçu.
— Je sais, reconnut le chef de station de la CIA, mais vous représentez la Maritime Freight Carrier Insurance. Il est parfaitement normal que vous tentiez de récupérer la cargaison du Laconia B.
— Et le matériel ?
Willard Troy fouilla dans les télex étalés sur son lit et en exhiba un.
— J’ai trouvé un ponton à notre base d’Alexandria, en Virginie. Un 130 feet diving-support. Exactement ce qu’il vous faut. L’élément principal mesure 124 pieds de long, sur 12 de large. Les autres sont plus petits : 12 pieds sur 24. Une demi-douzaine d’hommes peuvent le monter en vingt-quatre heures. Il y a tout le matériel de plongée nécessaire à la récupération des 560 fûts. En moins d’une semaine, vous pouvez avoir terminé.
Malko fixa l’Américain, sceptique.
— Alexandria, c’est à l’autre bout de la terre. Un bateau va mettre un mois pour amener ce ponton.
Willard Troy sourit suavement :
— Il viendra par avion. Je me suis renseigné auprès d’Air France ici. Ils ont une ligne cargo Paris-Roissy, Djibouti, la Réunion, Maurice, et une autre, Boston-New-York-Paris. En deux heures, ils ont eu l’accord par télex pour qu’un de leur appareil se déroute sur Washington pour charger le ponton. Ensuite, l’appareil assurant la desserte de Maurice fera une escale supplémentaire ici. Nous ne voulons pas utiliser une compagnie américaine pour des raisons politiques évidentes…
— Un ponton de 124 pieds de long ne va pas tenir dans un avion, remarqua Malko.
— Si. Willard Troy exhiba son télex. En longueur, c’est bon jusqu’à 150 pieds. Ils utilisent des Boeing 747 entièrement cargo, « Super-Pélican ».
Malko demeura quelques secondes rêveur devant cette prouesse technique. Puis les soucis reprirent le dessus.
— Et les hommes ?
— Je me suis arrangé, assura Troy. Un Italien a un petit chantier naval à Victoria. Il s’occupera du déchargement, du montage du ponton et fournira des plongeurs.
— Quand démarrons-nous dans ce cas ? demanda Malko.
— J’envoie un télex, dit le chef de station de la CIA. Il est environ 6 heures du soir à Paris et 10 heures du matin à Washington. Le « 747 » cargo est là-bas. Il faut quatre heures pour le charger. Le temps qu’il aille de New York à Washington. La traversée de l’Atlantique. Escale à Roissy. Le matériel peut être là après-demain matin.
— C’est fantastique, dit Malko. Ils ne peuvent pas mettre un peu de neige avec, pour nous rafraîchir…
Willard Troy sourit.
— Vous ne croyez pas si bien dire… Le responsable d’Air France m’a raconté que l’année dernière, ils avaient transporté dans un « 747 » cargo réfrigéré un bonhomme de neige de 15 mètres de haut, afin de montrer de la neige à des enfants africains qui ne l’avaient jamais vue…
Décidément, on n’arrêtait pas le progrès. Revenant aux réalités, Malko conseilla, mi-figue mi-raisin :
— Glissez quelques mitrailleuses avec le ponton. Dès que les autres vont savoir où se trouve le Laconia B, il y aura de l’animation dans le secteur…
Willard Troy eut un sourire froid.
— Il n’en est pas question. Le service de sécurité d’Air France les détecterait et interdirait l’embarquement. Votre défense nous incombe. Moi je me contente d’acheminer ce matériel grâce aux compétences d’Air France. Ils ont tout résolu sur le papier en une journée. Ce n’est même pas beaucoup plus cher que si on faisait venir ce ponton par mer.
Dans chaque chef de station de la CIA, il y a un comptable qui sommeille…
Malko se leva. Il avait hâte de retrouver la douche du Fisherman’s.
— Eh bien, quand je voudrai déménager mon château, je ferai appel à Air France, dit-il.
— Soumettez-leur le problème, ils vous établiront un devis, conseilla Willard Troy.
Presque sans sourire.
Quelque chose intriguait Malko. Il se retourna, sur le pas de la porte.
— Pourquoi les Seychellois aident-ils les Irakiens ?
Willard Troy hocha la tête et laissa tomber :
— Le pétrole. Ils leur en livrent à des prix très bas. C’est du high-sulphur, mais…
— Je vais me reposer, dit Malko. Si vous envoyez des télex, codez-les. Je tiens à garder mes ongles… Comme ma sécurité ne semble pas le plus grand de vos soucis.
Malko eut l’impression d’avoir prononcé un mot obscène. Du coup, Willard Troy retrouva des couleurs.
— Votre « sécurité » ! Mais vous êtes un agent noir. Vous gagnez en un mois, ce que je gagne en un an ou en deux. Vous ne pouvez pas gagner sur les deux tableaux… Je ne peux quand même pas vous donner asile à l’ambassade. Arrangez-vous avec les Israéliens. Ils ne veulent pas que vous tombiez entre les mains des Arabes. Ensuite ; vous repartirez directement sur Diego Garcia…
Malko secoua la tête, écœuré. Toujours la jalousie des bureaucrates envers les hommes d’action.
— Très bien. Enterrez mes morceaux à Arlington, s’il arrive quelque chose…
— Ne soyez pas bêtement pessimiste, contra l’Américain. À demain, je vous tiens au courant. Tout le matériel sera envoyé à votre nom, bien entendu. En tant que représentant de la Maritime Freight Carrier Insurance. Il faudra que vous vous occupiez du déchargement.
— À propos, dit Malko, je voudrais les plans de Laconia B. Où sont-ils ?
— Sûrement dans les bureaux de l’armateur à Londres.
— Une lettre doit mettre quinze jours, dit Malko. Vous pouvez les faire envoyer en fret, via Paris ?
— Pas de problème, assura Willard Troy. Vous les aurez après demain.
Malko se dit que c’était génial de pouvoir acheminer en quelques heures aussi bien un ponton de 35 tonnes qu’une lettre. Surtout dans les pays à poste fantaisiste…
Surprise. Une voiture attendait à l’entrée du chemin. Une Toyota. Le Derviche et Zvi. Malko stoppa à côté d’eux. Pas tellement surpris.