Cesare Zeffirelli, une casquette blanche sur le crâne, entouré d’une douzaine de Seychellois abasourdis, contemplait, lui aussi, le spectacle. Il avait pris le camion le plus puissant de l’île pour amener le ponton directement dans la mer, en bordure de la piste d’atterrissage. Ses dimensions rendaient son transport par route impossible. Un camion plein de soldats de la toute neuve armée nationale, stationnait près du « 747 ». En même temps que le ponton, le déchargement des containers avec le matériel avait commencé par les portes latérales.
Malko s’essuya le front. Il était toujours admiratif devant la technique. Faire venir d’un continent à l’autre une pièce de cette dimension était incroyable. Sans retard, sans problème de chargement ou de déchargement. L’employé s’approcha de lui.
— Dans une heure, il repart pour l’île Maurice, dit-il. Chercher des bananes. Il sera demain matin à Paris.
Le Derviche s’approcha tout à coup de Malko et lui dit, presque sans remuer les lèvres.
— Regardez qui se trouve à côté du camion.
Malko regarda et son estomac se serra. La petite silhouette de Bill, la barbouze, était dissimulée dans l’ombre du camion. Ne perdant pas une miette du spectacle. Le ponton émergeait maintenant de dix bons mètres du ventre du « 747 » d’Air France. Malko se sentit soudain très fatigué. Certes, Zamir était partie, sans qu’il ait pu même lui parler, mais Rhonda était toujours dans la chambre du Fisherman’s, soignée par un médecin anglais de l’hôpital. La jeune femme avait refusé d’être évacuée.
Les courants n’avaient pas encore ramené le corps de Brownie Cassan. Ce qui réglait provisoirement la question du Koala. D’après les informations du Derviche, les Irakiens avaient charté pour le lendemain un autre cabin-cruiser plus petit, le Praslin. La course à l’épave commençait. La présence de Bill à l’aéroport ne pouvait que signifier des ennuis. Malko s’en voulait d’avoir laissé Rhonda toute seule. Il se tourna vers Cesare Zeffirelli.
— Vous pouvez vous débrouiller tout seul ?
— Certainement, dit l’Italien. Dans une heure ce sera fini. Ensuite, c’est à nous de travailler. On va le monter tout de suite et on mettra le matériel dessus. Pour la remorque pas de problème. Mon chalutier coréen fera très bien l’affaire… Allez vous baigner en attendant.
Le soleil commençait à taper d’une façon effroyable. Malko essuya son front couvert de sueur. Il plaignait les malheureux qui avaient à travailler en plein soleil. Après un dernier regard au Super-Pelican en train de vomir sa charge, il remonta dans sa Mini et fila, le Derviche à côté de lui. L’Israélien n’était pas tranquille. Il n’ouvrit pas la bouche pendant tout le trajet jusqu’à Beauvallon. Au moment de quitter Malko, il dit seulement :
— Si j’étais vous, j’irais me détendre sur la plage du Coral Sands, vers deux heures.
Il sauta de la voiture et s’éloigna vers la sienne. Le trimaran vert était toujours ancré à la même place, un peu plus loin. Bizarre… Malko se hâta vers la chambre où reposait Rhonda.
— Ça va mieux, dit Rhonda d’une voix faible. On m’a donné un calmant…
Elle reposait sur le ventre, sa brûlure à l’air, protégée par une gaze. Le climatiseur marchait à fond et les rideaux donnaient une lumière tamisée. On n’aurait pas dit qu’il faisait 35° degrés dehors… L’Australienne prit la main de Malko et la serra. Son visage était encore tuméfié.
— Ne te sens pas coupable, dit-elle, depuis le début, je savais que tu n’étais pas vraiment un agent d’assurances. Tu sais, avec Brownie, on a l’habitude… Enfin, on avait l’habitude des gens bizarres.
Depuis le matin, elle savait que son amant était mort. Et qu’elle était détentrice du Koala. Elle n’avait qu’une seule inquiétude : rester seule. Malko lui raconta l’arrivée du ponton. Aussitôt, elle se redressa sur les coudes.
— Tu vas y aller ?
— Je suis obligé, dit-il.
— Je viendrai avec toi.
— Mais tu es folle, protesta-t-il. Il faut te reposer.
Elle secoua la tête.
— Je ne veux pas rester seule ici. Sans toi. J’ai trop peur de ce « banania ». Elle se tut et commença à pleurer doucement.
— Repose-toi, dit Malko, ne pense plus à tout ça.
Il resta avec elle tandis qu’elle se rendormait. Puis il sortit doucement pour aller manger quelque chose au bord de la piscine. Pour l’instant, il n’y avait rien d’autre à faire. Un grondement lui fit lever la tête. Le « 747 » d’Air France repartait vers l’île Maurice. Donc le ponton avait bien été déchargé. En une heure et dix minutes exactement.
Il s’assit à l’ombre, entre deux couples de vacanciers et commanda un poisson grillé et du thé. Se demandant pourquoi le Derviche lui avait demandé de se rendre au Coral Sands, fief des Irakiens.
Un jeune Sud-Africain boutonneux contemplait d’un œil envieux la longue fille brune littéralement enroulée autour d’un athlète basané, aux cheveux d’un noir de jais, avec des yeux étonnamment bleus. Beau comme un acteur de cinéma. Dépouillée de sa robe d’éponge rouge, Claire était encore plus appétissante avec sa peau mate et ses formes épanouies, à peine cachées par un deux-pièces rose bonbon. En riant, elle essayait de faire se lever Rachid Mounir, allongé à même le sable.
Lui mordillant l’oreille, l’agaçant de toutes les façons. À sa mimique, Malko comprit qu’elle voulait absolument le voir faire un tour de parachute ascensionnel, la coqueluche de la plage. On vous accrochait à un harnais et un canot automobile vous tirait au-dessus de la mer, à une trentaine de mètres d’altitude. Spectaculaire et pas fatigant. Sauf si on se récupérait dans les arbres.
Assis au bar du Coral Sands, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires, Malko ignorait si l’Irakien l’avait repéré. Ses deux gardes du corps, huilés comme des olives ne le quittaient pas d’une semelle.
Claire parvint enfin à faire se lever l’Irakien qui se dirigea d’un pas nonchalant vers le parachute étalé sur le sable. La Seychelloise le rejoignit et l’enlaça en riant. L’autre se rengorgeait, très « macho ». Deux Noirs apathiques lui fixèrent maladroitement son harnais tandis que le canot se mettait en place. Signal. La corde reliant le parachute au bateau se tendit et, en une fraction de seconde, Rachid Mounir s’éleva dans les airs, filant perpendiculairement à la côte.
Claire battit des mains, extasiée. Le Sud Africain boutonneux se tortilla derrière elle avec un rire niais, essayant d’attirer son regard. En vain : la jeune femme ramassa sa robe rouge, la passa et s’éloigna sur la plage.
Curieux, se dit Malko. Les tours en parachute ascensionnel ne duraient pas longtemps. Dix minutes au plus. Il regarda dans la direction où l’Irakien s’était envolé. On ne voyait plus qu’une petite silhouette suspendue entre ciel et terre, comme un jouet. Son regard s’abaissa et, d’un coup, il comprit. À un kilomètre environ du Coral Sands le vieux trimaran vert avait jeté l’ancre. Le bateau tirant le parachute se dirigeait droit vers lui. Rassurés, les deux gardes du corps se détendaient en se baignant.
La distance diminuait entre le point noir suspendu au parachute et le trimaran vert.