Il essayait de rassurer l’Israélien avec des propos banals, mais le Derviche, les yeux glacés, pointa son index sur le sac qui pendait à sa ceinture.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Malko sentait que l’Israélien était pris de court, qu’il ne comprenait pas encore, mais que son inconscient lui disait que quelque chose ne tournait pas rond. Il lui restait quelques secondes pour sortir du pétrin. Endormir sa méfiance.
— J’ai pris des explosifs, dit-il. Au cas où des écoutilles auraient été bloquées par le naufrage…
C’était plausible.
— Attendez-moi, dit le Derviche, d’un ton sans réplique, je vais m’équiper.
Il plongea dans le carré. Malko fit un pas de côté, disparaissant de son champ visuel. Il lui restait exactement dix secondes. D’un élan de tout son corps, il se hissa sur le bastingage, le dos à l’eau. Il ajusta le masque, tourna la manette du détendeur, aspira sa première goulée d’air. Il ne l’avait pas expirée que le Derviche surgissait du carré le tuyau sectionné à la main.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que…
Malko n’entendit pas la suite. Le poids des bouteilles le tira en arrière et il bascula dans l’eau le long de la coque, dans une gerbe d’éclaboussures. L’eau se referma sur lui, il pénétra dans un autre monde et fila vers le fond, battant des pieds aussi vite qu’il le pouvait. Le Derviche, privé d’équipement de plongée n’avait aucun moyen de le poursuivre.
Dès qu’il fut à une dizaine de mètres, il s’orienta, respirant régulièrement pour ne pas se fatiguer trop vite. Cinq minutes plus tard, les mâts de charge du Laconia B apparurent dans la lumière de sa lampe. Le cargo n’avait pas bougé. Malko franchit la falaise de corail à laquelle il était appuyé et gagna le pont. Là, il fit une pause, reprenant son souffle et cherchant à identifier les éléments dont il avait besoin.
Brusquement, il fut pris de panique devant la grandeur du cargo. Ce n’était pas possible que les quelques centaines de grammes d’explosifs qu’il avait parviennent à faire basculer une masse de 15 000 tonnes et de plus de 100 mètres de long. Il se sentait minuscule sur ce pont noyé, un peu incliné. Pour se remonter le moral, il se mit à la recherche de l’élément fondamental de son plan : le dégagement d’air de l’upper wing tank, côté bâbord. Il lui fallut près de cinq minutes pour l’identifier, au milieu des tuyauteries de tous genres qui couraient sur le pont.
Malko l’examina et son cœur se mit à battre plus fort. Comme prévu, il était verrouillé. Donc le ballast contenait bien de l’air. Tout son plan reposait sur une idée simple.
Le Laconia B comportait de chaque côté de son pont, sur toute sa longueur, comme tous les cargos, des ballasts numérotés de 1 à 6. Lorsque le cargo naviguait à vide, ces ballasts étaient remplis d’eau, pour lui donner une bonne assise. Lorsqu’il était chargé, ils étaient remplis d’air.
Le numéro 1 contenait 134 m3, le 2, 256, le 3, 119, le 4 : 178, le 5 : 196 et le 6, celui au-dessus duquel Malko se trouvait : 315 m3.
En tout, 1 198 m3, soit autant de tonnes de poussée ascensionnelle s’il libérait d’un coup tout l’air accumulé dans les six ballasts, en faisant sauter leurs dégagements d’air. C’est cette poussée ascensionnelle qui, d’après ses calculs devait faire basculer le Laconia sur son axe. Si le fond de corail avait continué, il se serait seulement couché sur le côté. Comme la falaise s’arrêtait net, il devait rouler dans l’abîme ouvert à son tribord.
Malko consulta sa montre : déjà 17 minutes.
L’inclinaison du Laconia allait aider la poussée à le basculer dans le grand fond.
C’était l’unique astuce permettant à un seul homme de déplacer un cargo de 15 000 tonnes, enfoui sous vingt mètres d’eau.
Fiévreusement, Malko ouvrit son sac noir et chercha une membrure sur le pont pour disposer son explosif, afin d’obtenir un effet de déchirement maximum. Il la trouva facilement, fixa le plastic, amorça la pastille de fulminate et commença à dérouler son fil, en direction du ballast numéro 2. Il avait vérifié sur les plans l’épaisseur de la tôle : 15,5 millimètres. Elle ne devait pas résister.
Tout l’air emprisonné dans les six ballasts allait s’évader d’un coup, provoquant une formidable poussée ascensionnelle, grâce à l’autre rangée de ballasts demeurant pleins d’air. Si ses calculs étaient exacts… En sueur derrière son masque, il s’affaira, cherchant la seconde membrure.
Dix-neuf minutes. Il avait épuisé la moitié de sa réserve d’air.
Malko sentait son cœur battre comme un marteau-pilon contre sa cage thoracique. La nervosité poussait son sang des extrémités au centre de son corps, par besoin d’oxygène. Il pouvait sentir son diaphragme se contracter et se dilater au rythme de sa respiration. Il lui sembla soudain que le silence qui le baignait était celui de la mort.
Accroché au bastingage, il observa son œuvre. Le fil noir se perdait dans l’obscurité, serpentant le long du pont. Le long de chaque colonne de dégagement d’air de chaque ballast, il y avait maintenant un pain d’explosif.
Il regarda sa montre. Il lui restait quatre minutes d’air. Se penchant, il arma le détonateur à retardement, le mettant sur dix minutes. Le temps de remonter. Il balaya du regard le pont du cargo. Si tout se passait bien, il serait le dernier être vivant à l’avoir contemplé.
Lâchant le bastingage, il battit des pieds, filant vers la surface, prenant bien soin de ne pas dépasser ses bulles.
Le compte à rebours avait commencé.
La remontée lui sembla infiniment longue. Il creva la surface de l’océan Indien, après avoir fait un palier de décompression, le cœur battant à 130 pulsations-minute. Arrachant son masque, il aspira avidement une goulée d’air frais et regarda où il se trouvait. Le Koala se balançait à 300 mètres environ. Il savait qu’il n’aurait pas le temps de le regagner avant l’explosion.
Il se mit à nager sur le dos, lentement, à cause de son épuisement. Il n’avait pas parcouru cinquante mètres que la mer sembla se mettre à bouillir.
Assez loin de lui heureusement. Il s’arrêta de nager, contemplant l’écume blanche qui bouillonnait, les grosses bulles en train de crever la surface. Grisé de joie. Son explosif avait fonctionné. Mais il ignorait si le Laconia B avait bien basculé dans la fosse à plusieurs centaines de mètres de la surface… Il lui faudrait replonger. Pour l’instant, il n’en était pas question. Le plus dur restait à faire : convaincre le Derviche de ne pas le tuer…
Il se remit à nager, tantôt sur le dos, tantôt en crawl. Le Koala grandissait. Il aperçut bientôt la silhouette de l’Israélien qui le regardait venir, penché sur le bastingage. Dès qu’il fut à portée de voix, le Derviche hurla :
— Qu’est-ce que vous avez fait, salaud ?
Dans la main droite, il brandissait un petit Smith et Wesson au méchant museau noir et camus. Ses traits étaient convulsés de haine et d’angoisse. Malko se dit qu’il allait avoir du mal à survivre au Laconia B.
Chapitre XXI
Malko s’immobilisa, le dos au bastingage, le cœur battant la chamade, à la limite de l’évanouissement. Il se débarrassa des bouteilles, jeta son masque, arracha ses palmes et se sentit un peu mieux. Après l’avoir aidé à monter, le Derviche lui faisait face, statufié. Rhonda s’était soulevée, inquiète, à cause de l’arme et des cris de l’Israélien. Les bouillonnements à la surface de la mer s’étaient calmés.