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J.-C.C. : Il semble que les dernières versions de l'e-book le placent désormais en concurrence directe avec le livre imprimé. Le modèle « Reader » contient déjà 160 titres.

U.E. : Il est évident qu'un magistrat emportera plus facilement chez lui les 25 000 pièces d'un procès en cours si elles sont mémorisées dans un e-book. Dans de nombreux domaines, le livre électronique apportera un confort d'utilisation extraordinaire. Je continue simplement à me demander si, même avec la technologie la mieux adaptée aux exigences de la lecture, il sera très opportun de lire Guerre et Paix sur un e-book. Nous verrons bien. De toute façon nous ne pourrons plus lire les Tolstoï et tous les livres imprimés sur de la pâte à papier, tout simplement parce qu'ils ont déjà commencé à se décomposer dans nos bibliothèques. Les Gallimard et les Vrin des années cinquante ont déjà pour la plupart disparu. La Philosophie au Moyen Age de Gilson, qui m'avait tant servi à l'époque où je préparais ma thèse, je ne peux même pas le prendre en main aujourd'hui. Les pages se brisent, littéralement. Je pourrais en acheter une nouvelle édition, sans doute, mais c'est à la vieille que je suis attaché, avec toutes mes annotations de couleurs différentes qui font l'histoire de mes différentes consultations.

Jean-Philippe de Tonnac : Avec la mise au point de nouveaux supports de mieux en mieux adaptés aux exigences et au confort d'une lecture tout terrain, qu'elle soit celle des encyclopédies ou des romans en ligne, pourquoi ne pas imaginer malgré tout une lente désaffection pour l'objet livre sous sa forme traditionnelle ?

U.E. : Tout peut advenir. Les livres peuvent n'intéresser demain qu'une poignée d'inconditionnels qui iront satisfaire leur curiosité passéiste dans des musées, dans des bibliothèques.

J.-C.C. : S'il en reste.

U.E. : Mais nous pouvons tout aussi bien imaginer que la formidable invention qu'est Internet disparaisse à son tour, dans le futur. Exactement comme les dirigeables ont disparu de nos ciels. Lorsque le Hindenburg prend feu à New York, un peu avant la guerre, l'avenir des dirigeables est mort. Même chose pour le Concorde : l'accident de Gonesse en 2000 lui a été fatal. L'histoire est tout de même extraordinaire. On invente un avion qui, au lieu de mettre huit heures pour traverser l'Atlantique, n'en demande que trois. Qui aurait pu contester un tel progrès ? Mais on y renonce, après cette catastrophe de Gonesse, en estimant que le Concorde coûte trop cher. Est-ce une raison sérieuse ? La bombe atomique aussi coûte très cher !

J.-P. de T. : Je vous cite cette remarque de Hermann Hesse à propos d'une probable « relégitimation » du livre que devaient permettre, selon lui, les progrès techniques. Il doit s'exprimer dans les années cinquante : « Plus, avec le temps, les besoins de distraction et d'éducation populaire pourront être satisfaits par des inventions nouvelles, et plus le livre regagnera de sa dignité et de son autorité. Nous n'avons pas encore tout à fait atteint le point où les jeunes inventions concurrentes comme la radio, le cinéma, etc., ôtent au livre imprimé cette part de ses fonctions qu'il peut justement perdre sans dommage. »

J.-C.C. : En ce sens il ne s'est pas trompé. Le cinéma et la radio, la télévision même n'ont rien enlevé au livre, rien qu'il n'ait perdu « sans dommage ».

U.E. : A un certain moment, les hommes inventent l'écriture. Nous pouvons considérer que l'écriture est le prolongement de la main et dans ce sens elle est presque biologique. Elle est la technologie de communication immédiatement liée au corps. Lorsque vous avez inventé ça, vous ne pouvez plus y renoncer. Encore une fois, c'est comme avoir inventé la roue. Nos roues d'aujourd'hui sont celles de la préhistoire. Tandis que nos inventions modernes, cinéma, radio, Internet, ne sont pas biologiques.

J.-C.C. : Vous avez raison de le souligner : nous n'avons jamais eu autant besoin de lire et d'écrire que de nos jours. Nous ne pouvons pas nous servir d'un ordinateur si nous ne savons pas écrire et lire. Et même de façon plus complexe qu'autrefois, car nous avons intégré de nouveaux signes, de nouvelles clés. Notre alphabet s'est élargi. Il est de plus en plus difficile d'apprendre à lire. Nous connaîtrions un retour à l'oralité si nos ordinateurs pouvaient transcrire directement ce que nous disons. Mais cela pose une autre question : peut-on bien s'exprimer si on ne sait ni lire ni écrire ?

U.E. : Homère répondrait sans nul doute : oui.

J.-C.C. : Mais Homère appartient à une tradition orale. Ses connaissances, il les avait acquises par le véhicule de cette tradition à une époque où rien, en Grèce, n'était encore écrit. Peut-on imaginer aujourd'hui un écrivain qui dicterait son roman sans la médiation de l'écrit et qui ne connaîtrait rien de toute la littérature qui l'a précédé ? Peut-être son œuvre aurait-elle le charme de la naïveté, de la découverte, de l'inouï. Il me semble tout de même qu'il lui manquerait ce que nous appelons, faute de mieux, la culture. Rimbaud était un jeune homme prodigieusement doué, auteur de vers inimitables. Mais il n'était pas ce que nous appelons un autodidacte. A seize ans, sa culture était déjà classique, solide. Il savait composer des vers latins.

Rien de plus éphémère

que les supports durables

J.-P. de T. : Nous nous interrogeons sur la pérennité des livres à une époque où la culture semble faire le choix d'autres outils, peut-être plus performants. Mais que penser de ces supports censés stocker durablement l'information et nos mémoires personnelles, je pense aux disquettes, aux cassettes, aux CD-ROM, et auxquels nous avons déjà tourné le dos ?

J.-C.C. : En 1985, le ministre de la Culture, Jack Lang, m'a demandé de créer et de prendre la responsabilité d'une nouvelle école de cinéma et de télévision, la Fémis. J'ai réuni à cette occasion quelques très bons techniciens sous la direction de Jack Gajos et présidé aux destinées de cette école pendant dix ans, de 1986 à 1996. Pendant ces dix années, j'ai dû naturellement me tenir au courant de toutes les nouveautés dans les domaines qui étaient les nôtres.

Un des vrais problèmes que nous avions à résoudre était, tout simplement, de montrer des films aux étudiants. Lorsque nous regardons un film pour l'étudier, pour l'analyser, il faut pouvoir interrompre la projection, revenir en arrière, s'arrêter, avancer quelquefois image par image. Exploration impossible avec une copie classique. Nous possédions alors les cassettes vidéo, mais qui s'usaient très vite. Après trois ou quatre ans d'utilisation, elles ne nous étaient plus d'aucun secours. C'est à cette même époque que s'est créée la Vidéothèque de Paris, qui se proposait de conserver tous les documents photographiques et filmés sur la capitale. Nous avions alors le choix, pour archiver des images, entre la cassette électronique et le CD, ce que nous appelions alors des « supports durables ». La Vidéothèque de Paris a fait le choix de la cassette électronique et a investi dans ce sens. Ailleurs, on expérimentait aussi des disques souples, dont les promoteurs disaient mille merveilles. Deux ou trois ans plus tard est apparu en Californie le CD-ROM (Compact Disc Read-Only Memory). Nous tenions enfin la solution. Un peu partout se succédaient des démonstrations mirifiques. Je me rappelle le premier CD-ROM que nous avons vu : il concernait l'Egypte. Nous étions épatés, conquis. Tout le monde s'inclinait devant cette innovation qui paraissait régler toutes les difficultés auxquelles nous, professionnels de l'image et de l'archivage, nous nous heurtions depuis longtemps. Or les usines américaines qui fabriquaient ces merveilles ont fermé, il y a déjà sept ans.