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J.-C.C. : Pour l'Inde c'est encore autre chose. Les livres existent, certes, mais la tradition orale revêt toujours un plus grand prestige. Elle est, encore aujourd'hui, jugée plus fiable. Pourquoi ? Les textes anciens se disent et surtout se chantent en groupe. Si quelqu'un commet une erreur, le groupe est là pour la lui signaler. La tradition orale des grands poèmes épiques, qui a perduré pendant près de mille ans, serait donc plus exacte que nos transcriptions faites par des moines, lesquels recopiaient à la main dans leurs scriptoria les textes anciens, répétant les erreurs de leurs prédécesseurs et en en ajoutant de nouvelles. Nous ne trouvons pas dans le monde indien cette idée d'associer le verbe au divin, ni même à la Création. Tout simplement parce que les dieux eux-mêmes ont été créés. Au commencement vibre un vaste chaos traversé de mouvements musicaux ou de sons. Ces sons finissent, après des millions d'années, par devenir des voyelles. Lentement elles se combinent, s'appuient sur des consonnes, se transforment en mots et ces mots se combinent à leur tour, composant les Védas. Les Védas n'ont donc pas d'auteur. Ils sont les produits du cosmos et font à ce titre autorité. Qui oserait mettre en doute la parole de l'univers ? Mais nous pouvons, et même nous devons, essayer de la comprendre. Car les Védas sont très obscurs, comme les profondeurs illimitées d'où ils sont nés. Il nous faut donc des commentaires pour les éclairer. Viennent alors les Upanishads et la deuxième catégorie des textes fondateurs de l'Inde, et enfin les auteurs. C'est entre les textes de la deuxième catégorie et les auteurs qu'apparaissent les dieux. Ce sont les mots qui créent les dieux. Pas l'inverse.

U.E. : Ce n'est pas par hasard si les Indiens ont été les premiers linguistes et grammairiens.

J.-P. de T. : Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes entrés en « religion du livre » ? Votre premier contact avec les livres ?

J.-C.C. : Je suis né à la campagne dans une maison sans livres. Mon père a lu et relu un seul livre, je crois, durant toute sa vie, Valentine, de George Sand. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il le relisait toujours, il répondait : « Je l'aime beaucoup, pourquoi est-ce que j'en lirais d'autres ? »

Les premiers livres qui entrèrent dans la maison – si je fais exception pour quelques vieux missels – ont été mes livres d'enfant. Le premier livre que j'ai vu de ma vie, je pense, en allant à la messe, fut le livre sacré, placé en évidence sur l'autel et dont le prêtre tournait les pages avec respect. Mon premier livre fut donc un objet de vénération. Le prêtre, à cette époque, tournait le dos aux fidèles et lisait l'évangile avec une extrême ferveur, en chantant le début : « In illo tempore, dixit Jesus discipulis suis… »

La vérité sortait en chantant d'un livre. Quelque chose de profondément inscrit en moi me fait regarder la place du livre comme privilégiée, et même sacrée, trônant toujours plus ou moins sur l'autel de mon enfance. Le livre, parce qu'il est un livre, contient une vérité qui échappe aux hommes.

Etrangement, j'ai retrouvé ce sentiment beaucoup plus tard dans un film de Laurel et Hardy, qui comptent parmi mes personnages de prédilection. Laurel affirme quelque chose, je ne sais plus quoi. Hardy s'en étonne, lui demande s'il en est certain. Et Laurel répond : « Je le sais, je l'ai lu dans un livre. » Argument qui aujourd'hui encore me paraît suffisant.

J'ai été bibliophile très tôt, si tant est que je le sois, parce que j'ai retrouvé une liste de livres que j'avais établie à l'âge de dix ans. Elle contenait déjà quatre-vingts titres ! Jules Verne, James Oliver Curwood, Fenimore Cooper, Jack London, Mayne Reid et les autres. J'ai gardé cette liste près de moi comme une sorte de premier catalogue. Existait donc une attirance. Elle venait à la fois de la privation de livres et de cette aura extraordinaire, dans nos campagnes, du grand Missel. Il ne s'agissait pas d'un antiphonaire mais d'un livre de taille déjà respectable, lourd à porter pour un enfant.

U.E. : Ma découverte du livre a été différente. Mon grand-père paternel, qui mourut lorsque j'avais cinq ou six ans, était typographe. Comme tous les typographes, il était politiquement engagé dans tous les combats sociaux de son temps. Socialiste humanitaire, il ne se contentait pas d'organiser la grève avec ses amis. Il invitait les briseurs de grève à déjeuner chez lui, le jour de la grève, pour leur éviter d'être battus !

Nous allions de temps à autre lui rendre visite en dehors de la ville. Depuis sa retraite, il était devenu relieur de livres. Chez lui, sur une étagère, un tas de livres attendaient d'être reliés. La plupart étaient illustrés ; vous savez, ces éditions de romans populaires du XIXe avec les gravures de Joannot, Lenoir… Mon amour du feuilleton est certainement né en grande partie à cette époque, lorsque je fréquentais l'atelier de mon grand-père. Quand il est mort, il y avait encore chez lui des ouvrages qu'on lui avait donnés à relier mais que personne n'était venu réclamer. Tout cela a été mis dans une énorme caisse dont mon père, premier de treize fils, a hérité.

Cette énorme caisse était donc dans la cave de la maison familiale, c'est-à-dire à portée de ma curiosité que la fréquentation de ce grand-père avait éveillée. Comme je devais descendre à la cave chercher le charbon pour le chauffage de la maison ou une bouteille de vin, je me retrouvais au milieu de tous ces livres non reliés, extraordinaires pour un enfant de huit ans. Tout était là pour éveiller mon intelligence. Non seulement Darwin, mais des livres érotiques et tous les épisodes de 1912 à 1921 du Giornale illustrato dei viaggi, la version italienne du Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer. Mon imagination s'était donc nourrie de tous ces Français courageux qui pourfendaient le Prussien infâme, tout cela baignant dans un nationalisme outrancier que je ne percevais évidemment pas. Le tout assaisonné d'une cruauté dont nous n'avons pas idée, têtes coupées, vierges souillées, enfants éventrés dans les terres les plus exotiques.

Tout cet héritage grand-paternel a malheureusement disparu. Je les avais tellement lus et prêtés à mes amis que ces ouvrages ont fini par rendre l'âme. Un éditeur italien, Sonzogno, s'était spécialisé dans ces récits d'aventures illustrés. Comme, dans les années soixante-dix, le groupe éditorial qui me publiait l'a racheté, je me suis aussitôt réjoui à l'idée de pouvoir retrouver peut-être quelques ouvrages de ma jeunesse, comme par exemple Les Ravageurs de la mer de Jacolliot, traduit en italien sous le titre Il Capitano Satana. Mais le fonds de l'éditeur avait été détruit pendant la guerre par les bombardements. Pour reconstituer ma bibliothèque enfantine, j'ai dû fouiller pendant des années chez les bouquinistes et dans les marchés aux puces, et je n'ai pas encore fini…

J.-C.C. : Il faut souligner, et vous le faites ici, combien cette littérature enfantine a eu d'influence sur nos destinées. Les spécialistes de Rimbaud rappellent combien Le Bateau ivre doit à sa lecture de Costal l'Indien de Gabriel Ferry. Mais je constate, Umberto, que vous commencez par des récits d'aventures et des feuilletons, et moi par des livres sacrés. Au moins un. Ce qui explique peut-être quelques divergences dans nos chemins, qui sait ? Ce qui m'a vraiment étonné, lors de mes premiers séjours en Inde, c'est qu'il n'existe pas de livre dans le culte hindou. Il n'y a pas de texte écrit. On ne donne pas aux fidèles quelque chose à lire ou à chanter, puisqu'ils sont pour la plupart analphabètes.