Выбрать главу

Case acquiesça. L’odeur de gingembre en poudre était entêtante.

— J’ai passé la guerre à Lisbonne, tu sais, reprit Deane en rabaissant le pistolet. Chouette coin, ça, Lisbonne.

— Dans l’active, Julie ?

— À peine. Quoique… j’en aie vu, de l’action. (Deane sourit de son sourire rose.) Merveilleux, ce que peut faire une guerre pour vous stimuler le marché.

— Merci, Julie. Je te revaudrai ça.

— C’était rien, Case. Et au revoir.

Et plus tard, il se dirait que cette soirée chez Sammi était mal barrée depuis le début, que même lorsqu’il avait suivi Molly le long de ce corridor, traînant les pieds au milieu d’une couche piétinée de bouts de tickets et de tasses en polystyrène écrasées, il l’avait senti. La mort de Linda, qui guettait…

Ils étaient allés au Namban, après qu’il eut vu Deane et réglé sa dette envers Gage avec un rouleau de nouveaux yens d’Armitage. Gage avait apprécié, ses mignons un peu moins et Molly n’avait cessé de sourire aux côtés de Case avec une espèce d’ardeur extatique et fauve, attendant manifestement que l’un d’eux fît un geste inconsidéré. Puis il l’avait ramenée au Tchat prendre un verre.

— Tu perds ton temps, cow-boy, dit Molly lorsque Case sortit un octogone de sa poche de chemise.

— Comment ça ? T’en veux un ? dit-il en lui tendant la pilule.

— Ton nouveau pancréas, Case, et ces branchements dans ton foie. Armitage les a conçus pour court-circuiter cette saloperie. (Elle tapota l’octogone de son ongle bordeaux.) Tu es biochimiquement incapable de t’envoyer en l’air à la coke ou aux amphés.

— Merde, fit-il.

Il contempla l’octogone puis la regarda.

— Bouffe-le. Bouffes-en douze. Il se passera rien.

Il le fit. Rien ne se passa.

Trois bières plus tard, elle interrogeait Ratz sur les combats.

— Au Sammi, dit Ratz.

— Très peu pour moi, dit Case. J’ai entendu dire qu’ils se tuaient, là-bas.

Une heure plus tard, elle leur achetait des billets auprès d’un Thaï décharné, en t-shirt blanc et short de rugby flottant.

Le Sammi était un dôme gonflable derrière un entrepôt du port, toile grise tendue, renforcé d’un réseau de minces câbles d’acier. Le corridor, muni d’une porte à chaque extrémité, formait un sas grossier maintenant la pression différentielle qui soutenait le dôme. Des anneaux fluorescents étaient vissés, à intervalles réguliers, aux plaques de contre-plaqué du plafond mais la plupart avaient été brisés. L’air était moite, imprégné de l’odeur de la sueur et du béton.

Rien de tout cela ne le préparait à l’arène, la foule, le silence tendu, aux imposantes marionnettes de lumière qui dansaient sous le dôme. Les travées de béton descendaient en rangées jusque vers une espèce de scène centrale, un plateau circulaire surélevé, cerné d’un scintillant taillis de projecteurs. Non pas de lumière mais d’hologrammes qui vacillaient et clignotaient au-dessus du ring, reproduisant les mouvements des deux hommes au-dessous. Des strates de fumée de cigarette s’élevaient des travées dérivant jusqu’au moment de rencontrer les courants ascendants engendrés par les soufflantes qui maintenaient le dôme. Aucun bruit, hormis le ronronnement assourdi des turbines et la respiration amplifiée des lutteurs.

Des reflets multicolores jouaient sur les lentilles de Molly tandis que les hommes tournaient sur le ring. Les hologrammes avaient un grossissement de dix ; à cette échelle, les couteaux qu’ils tenaient faisaient près d’un mètre de long. La prise du lutteur au couteau est identique à celle de l’escrimeur, se rappela Case : les doigts repliés, le pouce dans l’alignement de la lame. Les couteaux semblaient se mouvoir d’eux-mêmes, glissant en décrivant avec une rituelle absence de hâte les différentes positions de leur danse, point par point, tandis que chacun des deux hommes guettait une ouverture. Le visage levé de Molly était immobile et lisse, attentif.

— Je vais nous chercher quelque chose à manger, dit Case.

Elle acquiesça, perdue dans la contemplation de la danse.

Il n’aimait pas cet endroit.

Il se tourna pour réintégrer l’ombre.

Trop sombre.

Trop calme.

La foule, remarqua-t-il, était essentiellement nipponne. Pas vraiment une foule de la Cité de la nuit. Des technos descendus des arcologies. Il crut y voir le signe que l’arène avait l’approbation de quelque comité des loisirs d’un conglom. Il se demanda fugitivement quel effet ça pouvait faire de travailler toute sa vie pour un zaibatsu. Logé par la boîte, dirigé par la boite, enterré par la boîte.

Il avait presque accompli le tour complet du dôme sans avoir découvert les stands de bouffe. Il acheta des yakitoris en brochettes et deux grands cartons de bière. Levant les yeux vers les hologrammes, il vit le sang qui corsetait la poitrine de l’une des silhouettes. Une sauce épaisse et brune dégoulinait des brochettes et sur ses phalanges.

Encore huit jours et il se branchait. Pour peu qu’il ferme les yeux, il voyait déjà la matrice.

Des ombres se tordaient tandis que les hologrammes viraient dans leur danse.

Puis il se mit à sentir les nœuds de la peur entre ses omoplates. Un ruisseau de sueur froide lui glissa le long des côtes. L’opération n’avait pas réussi. Il était toujours là, toujours le même tas de viande, pas de Molly pour l’attendre, les yeux fixés sur la danse des couteaux, pas d’Armitage pour l’attendre au Hilton avec les billets, un passeport neuf et de l’argent. Tout cela n’était plus qu’une sorte de rêve, une manière de fantasme pathétique… Des larmes brûlantes brouillèrent sa vision.

Le sang jaillit d’une jugulaire dans une giclée de lumière écarlate. Et voila que la foule se mettait à hurler, se lever, vociférer – tandis que l’un des combattants s’effondrait, que l’hologramme s’effaçait, clignotait…

Goût de vomi dans le fond de la gorge. Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration, les rouvrit et vit Linda Lee passer devant lui, ses yeux gris aveuglés par la terreur. Elle portait le même treillis.

Passer et disparaître. Dans l’ombre.

Pur réflexe : il jeta la bière et le poulet pour lui courir après. Il aurait pu crier son nom mais n’aurait eu aucune certitude.

Image persistante d’un unique pinceau de lumière rouge, fin comme un cheveu. Béton fendillé sous la semelle de ses chaussures.

Éclair des tennis blanches, tout près du mur circulaire, à présent, et de nouveau, l’image fantôme du laser qui se grave en travers de ses yeux, tressautant devant lui au rythme de sa course.

Quelqu’un le fait trébucher. Le béton lui lacère les paumes.

Il roule et lance le pied, sans parvenir à faire mouche. Un garçon mince, chevelure blonde hirsute que les lumières en contre-jour dotaient d’une auréole arc-en-ciel, était penché sur lui. Au-dessus du ring, une silhouette tournait, le coutelas brandi, sous les vivats de la foule. Le garçon sourit et sortit quelque chose de sa manche. Un rasoir, qui se découpa en rouge comme un troisième faisceau, clignotait devant eux dans la nuit. Case vit le rasoir plonger vers sa gorge telle une baguette de sourcier.

Le visage s’effaça dans un bruissant nuage d’explosions microscopiques. Les fléchettes de Molly en salves de vingt par seconde. Le garçon toussa une fois, convulsivement, et bascula par-dessus les jambes de Case.

Il descendait vers les stands, regagnait l’ombre. Il baissa les yeux, s’attendant à voir cette aiguille de rubis émerger de sa poitrine. Rien. Il la retrouva. Elle était jetée au pied d’un pilier de béton, les yeux clos. Il régnait une odeur de viande grillée. La foule scandait le nom du vainqueur. Un vendeur de bière essuyait ses fûts avec un torchon sombre. Une des tennis blanches était partie et reposait près de sa tête.