Armitage referma la porte et traversa la pièce, pour venir s’immobiliser devant Case.
— Vous êtes un veinard, Case. Vous devriez me remercier.
— Pas possible ?
Case souffla bruyamment sur son café.
— Vous aviez besoin d’un nouveau pancréas. Celui qu’on vous a acheté vous libère d’une dangereuse dépendance.
— Merci, mais j’appréciais cette dépendance.
— À la bonne heure, parce que vous en avez une autre.
— Comment ça ?
Case leva les yeux de sa tasse, Armitage souriait.
— Vous avez quinze sachets de toxines collés à la paroi de diverses artères principales, Case. Ils sont en train de se dissoudre. Très lentement, mais ils se dissolvent néanmoins. Chacun d’eux contient une mycotoxine. Vous êtes déjà accoutumé aux effets de ladite mycotoxine. C’est elle dont vos précédents employeurs vous ont gratifié à Memphis.
Case fixa le masque souriant en clignant des yeux.
— Vous avez le temps d’exécuter ce pour quoi je vous ai engagé, Case, mais c’est tout. Faites le boulot et je peux vous injecter l’enzyme qui décollera les sachets sans les ouvrir. Ensuite, vous aurez besoin d’une transfusion totale. Sinon, les sacs fondront et vous vous retrouverez dans l’état où je vous ai trouvé. Alors vous voyez, Case, vous avez besoin de nous. Vous avez besoin de nous tout autant que lorsqu’on est venu vous repêcher dans le ruisseau.
Case regarda Molly. Elle haussa les épaules.
— À présent, vous descendrez par le monte-charge chercher les caisses que vous trouverez en bas. (Armitage lui tendit la clé magnétique.) Allez. Ça va vous plaire, Case. Comme un matin de Noël.
L’été dans la Conurb, les foules sur les avenues qui ondulent comme l’herbe couchée par le vent, un champ de chair humaine balayé par des courants soudains de désir et de récompense.
Assis près de Molly dans la lumière solaire filtrée, sur la margelle en béton d’une fontaine à sec, il laissait le courant interminable des visages récapituler les étapes de sa vie. D’abord, un enfant aux yeux dissimulés, un gamin des rues, mains détendues, prêtes, collées aux côtes ; puis un ado, visage lisse et mystérieux et derrière les lunettes rouges. Case se souvint de s’être battu sur les toits à dix-sept ans, un combat silencieux dans la lueur rose des dômes à l’aube.
Il changea de position, sentit le béton râpeux et froid à travers la toile noire et mince du jean. Rien ici d’analogue à la danse électrique de Ninsei. C’était un commerce différent, un rythme différent, dans l’odeur mêlée de la bouffe-express, du parfum et de la sueur de l’été neuf.
Avec sa console qui attendait, là-bas dans le loft, une Ono-Sendaï Cyberspace-7. Ils avaient abandonné les lieux jonchés des formes abstraites et blanches d’emballages en polystyrène expansé, de films de polyéthylène froissés et de minuscules boules de polystyrène. L’Ono-Sendaï ; le plus coûteux des ordinateurs d’Hosaka à sortir l’année prochaine ; un moniteur Sony ; une douzaine de disquettes de glace label conglom ; une machine à café Braun. Armitage n’avait attendu que l’accord de Case pour chacun de ces éléments.
— Où est-il descendu ? avait-il demandé à Molly.
— Il aime bien les hôtels. Les grands. Près des aéroports, quand il peut. Descendons dans la rue.
Elle s’était glissée dans une combinaison de surplus munie d’une douzaine de poches aux formes étranges, avant de chausser une énorme paire de lunettes noires qui couvraient totalement ses miroirs implantés.
— T’avais déjà entendu parler de cette histoire de toxine ? lui demanda-t-il près de la fontaine. (Elle hocha la tête.) Tu crois que c’est vrai ?
— Peut-être. Peut-être pas. Comme tu veux, tu choisis.
— Tu vois un moyen que je le sache ?
— Non, fit-elle, main droite levée, qu’elle agita pour lui signifier le silence. Ce genre de trafic est trop subtil pour apparaître au scanner. (Nouveau mouvement des doigts : attends.) D’ailleurs, ça n’a pas l’air de t’inquiéter outre mesure. Je t’ai vu caresser ce Sendaï ; mon vieux, c’était pornographique !
Elle rigola.
— Et toi, alors, il te tient comment ? Comment a-t-il fait pour embobiner l’indépendante ?
— L’orgueil professionnel, mon chou, c’est tout. (À nouveau, le signal du silence.) On va se prendre un petit déjeuner, d’ac ? Des œufs, du vrai bacon. Probable que ça va te tuer, depuis le temps que tu bouffes ce krill de Chiba reconstitué. Allez, viens, on descend à Manhattan en métro se prendre un vrai p’tit déj’.
Les tubes au néon éteints épelaient MÉTRO HOLOGRAFIX en capitales de verre poussiéreux. Case récupéra un filament de bacon qui s’était coincé entre deux incisives. Il avait renoncé à lui demander où ils allaient et pourquoi ; pour toute réponse, il avait eu droit à des bourrades dans les côtes et des signes de se taire. Elle l’avait entretenu de la mode de la saison, de sport, d’un scandale politique en Californie dont il n’avait jamais entendu parler.
Il contempla l’impasse déserte. Une feuille de journal imprimé passa en voltigeant au milieu du carrefour. Les tourbillons de vent de l’East Side ; un truc en rapport avec des phénomènes de convection et avec le revêtement des dômes. Case contempla derrière la vitrine l’enseigne éteinte. La Conurb de cette fille n’était décidément pas la sienne. Elle l’avait trimbalé dans une douzaine de bars et de boîtes qu’il n’avait jamais vus auparavant, pour y mener ses affaires, le plus souvent sans rien de plus qu’un signe de tête. Garder les contacts.
Quelque chose se mouvait dans l’ombre derrière MÉTRO HOLOGRAFIX.
La porte était une plaque de tôle ondulée. Devant, les mains de Molly décrivirent une séquence complexe qu’il fut incapable de suivre. Il entrevit le signe fric – le pouce qui frotte le bout de l’index. La porte s’ouvrit vers l’intérieur et elle le guida dans l’odeur de la poussière. Ils se retrouvèrent dans un étroit chenal au milieu d’un amoncellement dense de détritus qui s’élevaient de part et d’autre jusqu’aux murs où s’alignaient des rangées de livres de poche partant en poussière. Les détritus semblaient avoir poussé sur place, champignons faits de métal tordu et de bouts de plastique. Il pouvait discerner individuellement chaque objet mais ils semblaient aussitôt se fondre à nouveau dans le flou d’une masse indistincte : les entrailles d’un téléviseur tellement antique qu’elles se hérissaient des moignons de tubes à vide, une antenne parabolique écrasée, une caisse en isorel remplie de tourets corrodés de tubes en alliage. Une énorme pile de vieux magazines avait dégringolé dans une zone dégagée, chair d’étés perdus qui te contemplait d’un regard aveugle tandis qu’il suivait la fille au long d’un étroit canyon à ordures écrasées. Il entendit la porte se refermer derrière eux. Il ne se retourna pas.
Le tunnel s’achevait sur une ancienne couverture de l’armée agrafée en travers d’une porte. Un faisceau de lumière blanche les inonda lorsque Molly se pencha pour passer en dessous.
Quatre murs carrés de plastique nu et blanc, plafond assorti, le sol en carreaux blancs, genre hôpital, avec des pastilles antidérapantes. Au centre étaient disposés une table carrée, peinte en blanc, et quatre pliants, blancs aussi.
L’homme qui se tenait, clignant des yeux, sur le seuil derrière eux, avec la couverture qui lui drapait l’épaule comme une cape, semblait avoir été dessiné dans une soufflerie. Il avait les oreilles toutes petites, plaquées contre son crâne étroit, et ses larges incisives, que révélait ce qui n’était pas tout à fait un sourire, étaient fortement inclinées vers l’arrière. Il portait une antique veste en tweed et tenait une espèce de pistolet dans la main gauche. Il les lorgna, cligna de l’œil puis enfourna l’arme dans sa poche de veste. Il fit signe à Case, désignant une plaque de plastique blanc posée contre le mur près de la porte. Case s’en approcha et vit que c’était une dense plaque de circuits, sur une épaisseur de près d’un centimètre. Il aida l’homme à la soulever et à la disposer dans l’embrasure. Des doigts vifs, tachés de nicotine, l’arrimèrent à l’aide d’une bordure de velcro blanc. Un ventilateur d’extraction dissimulé se mit à ronronner.