— C’est quoi ? demanda Molly, comme il manipulait le sélecteur des canaux.
— Une émission pour les gosses. (Déferlement discontinu d’images tandis que le sélecteur balaie la gamme.) Coupe ! lança-t-il à l’Hosaka.
— Tu veux tenter le coup tout de suite, Case ?
Mercredi. Huit jours depuis son réveil à l’hôtel Eco avec Molly à ses côtés.
— Tu veux que je sorte, Case ? Ça sera peut-être plus facile pour toi, seul…
Il hocha la tête :
— Non. Reste, ça n’a pas d’importance.
Il remit le bandeau noir sur son front, en prenant soin de ne pas déplacer les plaques des dermatrodes Sendaï. Il fixa la console posée sur ses genoux, sans réellement la voir, contemplant à la place la vitrine sur Ninsei, le shuriken chromé qui brûlait du reflet du néon. Il leva les yeux ; au mur, juste au-dessus du Sony, il avait suspendu son présent, à l’aide d’une punaise à dessiner jaune passée dans le trou au centre.
Il ferma les yeux.
Trouva la surface striée du bouton de marche.
Et dans l’obscurité rouge sang derrière ses paupières, des phosphènes d’argent jaillies en bouillonnant de la lisière de l’espace, images hypnagogiques qui passent en tressautant tel un film compilé à partir de photos prises au hasard. Symboles, chiffres, visages : mandala brouillé, fragmenté d’informations visuelles.
Oui, implora-t-il, maintenant…
Un disque gris, de la couleur du ciel de Chiba.
Maintenant…
Le disque qui se met à tourner, de plus en plus vite, et devient une sphère de gris pâle. Qui gonfle…
Et s’écoule, et fleurit pour lui, ambiance origami de néon fluide, dévidant la vision de son bercail hors distance, sa patrie, échiquier transparent en tridi qui s’étend jusqu’à l’infini. Œil intérieur qui s’ouvre sur l’écarlate pyramide crénelée de l’Électro-nucléaire de la Côte Est brûlant au-delà des cubes verts de la Mitsubishi Bank of America, et tout là-haut, tout au loin, il voit les bras spiraux des systèmes militaires, à jamais hors de sa portée.
Et quelque part, il était en train de rire, dans un loft peint en blanc, doigts lointains caressant la console, larmes de soulagement ruisselant sur son visage.
Molly était partie lorsqu’il ôta les trodes et le loft était plongé dans l’obscurité. Il vérifia l’heure. Il avait passé cinq heures en cyberspace. Il alla déposer l’Ono-Sendaï sur l’une des tables de travail nouvellement installées et s’effondra sur la plaque du lit, ramenant le duvet noir de Molly au-dessus de sa tête.
Le dispositif de sécurité collé contre la porte d’acier bippa deux fois.
— Entrée demandée, annonça l’appareil. Sujet autorisé d’après mon programme.
— Eh bien, ouvre !
Case rabattit le duvet de sur son visage et s’assit au moment où la porte s’ouvrait, s’attendant à voir apparaître Molly ou Armitage.
— Merde, dit une voix rauque. Je sais bien que la salope peut voir dans l’obscurité… (Une silhouette trapue entra puis referma la porte.) Allumez ça, voulez-vous ?
Case se leva vite fait et trouva le vieil interrupteur.
— Moi, c’est le Finnois, annonça le Finnois, grimace d’avertissement à l’adresse de Case.
— Et moi, Case.
— Enchanté, pour sûr. J’bricole un peu pour votre patron, à ce qu’il se trouve. (Le Finnois pêcha dans le fond d’une poche un paquet de Partagas et en alluma un. L’odeur du tabac cubain emplit la pièce. Il se dirigea vers la table de travail et jeta un œil sur l’Ono-Sendaï.) M’a l’air de série. Vais pas tarder à arranger ça. Mais après tout, c’est ton problème, gars. (Il prit dans son blouson une enveloppe kraft crasseuse, fit tomber ses cendres par terre, puis sortit de l’enveloppe un rectangle noir sans marque.) Putains de protos d’usine, annonça-t-il en lançant l’objet sur la table. Ils les moulent dans un bloc de polycarbonate, impossible d’y entrer avec un laser sans cramer tout le foutu bordel. Piégé contre les rayons X, l’ultra-scanner, Dieu sait quoi encore. On entrera quand même, y a pas d’heure pour les braves, pas vrai ?
Il replia l’enveloppe avec le plus grand soin avant de la fourrer de nouveau dans sa poche intérieure.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un interrupteur à bascule, en gros. Tu le câbles sur ton Sendaï, là, et tu peux accéder à tous les simstim vivants ou morts sans avoir besoin de te déconnecter de la matrice.
— Pour quoi faire ?
— Pas la moindre idée. J’sais que je suis en train de préparer Molly pour l’adaptation d’une broche d’émission ; a priori, ça voudrait donc dire que c’est à son sensorium que tu aurais accès. (Le Finnois se gratta le menton.) Ben maintenant, t’auras plus qu’à tâter voir à quel point ses jeans sont serrés, pas vrai, mon salaud ?
4
Case était assis dans le loft, les dermatrodes collées sur le front, à contempler les grains de poussière qui dansaient dans la lumière diffuse du soleil filtrant à travers la verrière.
Il pensait : les cow-boys ne sont pas branchés simstim, c’est essentiellement un joujou de viandard. Il savait que les trodes qu’il utilisait et la petite tiare de plastique qui pendouillait d’une console de simstim étaient fondamentalement identiques, et que la matrice du cyberspace était en vérité une hyper-simplification du sensorium humain, du moins en termes de présentation, mais il voyait le simstim proprement dit comme une multiplication gratuite des capteurs de la chair. La version commerciale était filtrée, bien entendu, de sorte que si Tally Isham se chopait une migraine en cours de segment, vous ne la ressentiez pas.
L’écran lança un bip d’alerte de deux secondes.
Le nouvel interrupteur était raccordé à son Sendaï par un fin ruban de fibre optique.
Et un et deux et…
Le cyberspace glissa vers l’existence, suscité des quatre points cardinaux. En douceur, songea-t-il, mais pas suffisamment encore. Faudra travailler ça…
Puis il bascula le nouvel inter.
Secousse abrupte de la pénétration dans une autre chair. Matrice effacée, déferlement de son et de couleur… Elle avançait dans une rue bondée, dépassant les étals de vendeurs de programmes au rabais, prix inscrits au feutre sur des feuilles de plastique, fragments de musique issus d’innombrables haut-parleurs. Odeur d’urine, monomères libres, parfums, pâtés de krill en train de frire. Durant quelques secondes d’effroi, il lutta désespérément pour contrôler son corps. Puis il se contraignit à la passivité, devint le passager derrière ses yeux.
Les verres ne semblaient absolument pas filtrer la lumière solaire. Il se demanda si les amplificateurs intégrés ne compensaient pas automatiquement. Un afficheur alphanumérique bleu clignotait l’heure, dans le coin inférieur gauche de sa vision périphérique. De la frime, songea-t-il.
Son langage corporel était désorientant, son style étranger. Elle semblait perpétuellement à deux doigts de percuter quelqu’un mais les gens se fondaient hors de son passage, se coulaient sur le côté, lui laissaient la place.