Il commanda une chope de Carlsberg et se trouva une place contre le mur. Il ferma les yeux pour mieux goûter son nœud de rage, le petit charbon ardent de sa colère. Il était toujours là. D’où était-il venu ? Il se rappelait n’avoir ressenti qu’une espèce d’ahurissement après sa mutilation à Memphis, rien du tout lorsqu’il avait dû tuer pour défendre ses intérêts de trafiquant dans la Cité de la nuit, et juste un malaise flasque assorti de mépris après la mort de Linda sous le dôme gonflable. Mais aucune colère. Tout petit et très loin, sur l’écran de son esprit, un vague semblant de Deane s’écrasait sur un semblant de mur de bureau dans une explosion de cervelle et de sang. Il sut alors : la rage lui était venue dans la galerie de jeux, lorsque Muetdhiver avait annihilé le spectre simstim de Linda Lee, rayant d’un coup la simple promesse animale de nourriture, de chaleur, d’un lieu pour dormir. Mais de cela, il n’en avait pas pris conscience avant son dialogue avec la reconstitution holographique de Lonny Zone.
C’était une chose bizarre. Il était incapable d’en prendre la mesure.
« Engourdi », se dit-il. Il était resté engourdi un long moment… des années. Toutes ses nuits là-bas à Ninsei, ses nuits avec Linda, engourdi au lit comme engourdi au centre baigné de sueurs froides de chaque deal de drogue. Mais voilà qu’il avait trouvé cette parcelle de chaleur, cette puce de meurtre. La viande, lui disait une partie de lui-même, c’est la viande qui parle, ignore-la.
— Gangster.
Il ouvrit les yeux. Cath se tenait près de lui, en robe droite noire, cheveux encore ébouriffés par sa chevauchée en Honda.
— J’te croyais rentrée, dit-il, et il masqua sa confusion avec une gorgée de Carlsberg.
— Je l’ai fait me déposer à cette boutique. J’me suis acheté ça. (Elle fit courir sa paume sur le tissu, la courbure de la ceinture pelvienne. Il vit le derme bleu à son poignet.) T’aimes ?
— Bien sûr. (Il examina automatiquement les visages autour de lui avant de reporter sur elle son regard.) À quoi crois-tu jouer, mon chou ?
— T’aimes bien la bêta qu’on t’a refilée, Lupus ? (Elle était tout près maintenant, irradiant la chaleur et la tension, les paupières, deux minces fentes sur d’énormes pupilles, un tendon dans le cou bandé comme une corde d’arc. Elle frémissait, sous l’invisible vibration d’une défonce toute récente.) Tu décolles ?
— Ouais. Mais la descente est une vraie merde.
— Alors, c’est que t’as besoin d’une autre dose.
— Et à quoi cela est-il censé mener ?
— J’ai trouvé une clé. En haut de la colline derrière le Paradis, la plus chouette des planques. Les gens sont descendus bosser en bas du puits, ce soir, si tu me suis…
— Si je te suis.
Elle lui prit la main entre les siennes, elle avait les paumes brûlantes et sèches.
— T’es un Yak, pas vrai, Lupus ? Un soldat gaijin pour le compte du Yakuza…
— T’as l’œil, toi, hein ?
Il retira sa main et se chercha à tâtons une cigarette.
— Comment ça se fait qu’il te reste encore tous tes doigts, alors ? Je croyais que tu devais t’en trancher un chaque fois que tu merdais.
— Je ne merde jamais.
Il alluma sa cigarette.
— J’ai vu cette fille avec qui tu es. Le jour où j’t’ai rencontré. Une démarche à la Hideo. C’était trop. (Son sourire était trop large.) Moi, j’aime ça. Elle aime bien le faire avec les nanas ?
— M’en a jamais parlé. Qui est Hideo ?
— Le serviteur de la 3Jane, comme elle dit. Le serviteur de la famille.
Case se força à fixer d’un œil morne la foule dans la salle de L’Alerte tout en parlant.
— La trop jeune ? ? ?
— Lady 3Jane. Elle est trop, celle-là. Super-riche. Tu sais que son père possède tout ça… ?
— Ce bar ?
— Zonelibre !
— Ben merde alors. Z’ont la classe, tes copines, non ? (Il haussa un sourcil. Lui passa un bras autour de la taille, main posée sur la hanche.) Et comment ça se fait que tu connaisses ces aristos, Cath ? On serait une sorte de déb de placard ? Bruce et toi, vous êtes les héritiers secrets de quelque vieux friqué ? Hein ?
Il étendit les doigts, pétrissant la chair sous la fine étoffe noire. Elle se tortilla contre lui. Rigola.
— Oh, tu sais, dit-elle, paupières mi-closes dans ce qui se voulait un air pudique, elle aime les parties. Bruce et moi, on est dans le circuit… Elle se fait vraiment chier, là-dedans. Son vieux la laisse bien sortir de temps en temps, pourvu qu’elle trimbale Hideo pour la chaperonner.
— Là-dedans… c’est où ?
— Lumierrante, qu’ils appellent ça. Elle m’a raconté, oh, d’accord, c’est chouette, avec tout plein de bassins et de nénuphars. C’est un château, un vrai château, pierre de taille et crépuscules. (Elle se blottit contre lui.) Eh, Lupus, mec, toi, t’as besoin d’un derme. Qu’on puisse être ensemble.
Elle portait un minuscule sac en cuir au bout d’une fine cordelière passée autour du cou. Sur sa peau au bronzage renforcé, ses ongles ressortaient en rose vif, rongés jusqu’à la cuticule. Elle ouvrit la bourse pour en sortir une ampoule recouverte de papier contenant un derme de couleur bleue. Quelque chose de blanc tomba par terre ; Case se pencha pour le ramasser. Un origami : une grue en papier plié.
— C’est Hideo qui me l’a donné, dit-elle. Il a bien essayé de me montrer comment faire mais j’y arrive jamais. Le cou sort toujours à l’envers.
Elle fourra de nouveau le pliage en papier dans son sac. Case la regarda déchirer la bulle, détacher un derme de son support pour le lui coller au creux du poignet.
— 3Jane, elle a bien le visage pointu, le nez en bec d’aigle. (Il regarda ses mains dessiner à tâtons un contour.) Brune ? Jeune ?
— Je suppose. Mais elle est duraille, tu sais. Tu comprends, avec tout ce fric.
La drogue le percuta comme un express, une colonne de lumière chauffée à blanc qui lui remonta la moelle épinière depuis la région de la prostate, illuminant ses sutures crâniennes des rayons X d’une énergie sexuelle court-circuitée. Ses dents se mirent à chanter dans leurs alvéoles comme autant de diapasons, chacune parfaitement accordée et limpide comme l’éthanol. Sous la brumeuse enveloppe de chair, ses os étaient chromés et polis, les articulations lubrifiées d’une fine pellicule de silicone. Des tempêtes de sable faisaient rage sur le plancher décapé de son crâne, générant des ondes de parasites aiguës et fines qui venaient lui éclater derrière les yeux, sphères du plus pur cristal, se gonflant…
— Allez viens, dit-elle en lui prenant la main. T’es parti. On est partis. Grimpe la colline, on va s’éclater toute la nuit.
La colère grandissait, irrépressible, exponentielle, déboulant derrière la vague de bêtaphényléthylamine comme une onde porteuse, un fluide sismique, épais et corrosif. Son érection était une barre de plomb. Les visages autour d’eux dans la salle de L’Alerte n’étaient plus que des masques de poupées peintes, taches roses et blanches des bouches qui s’agitaient, laissant émerger les mots comme de discrètes bulles sonores. Il regarda Cath et discerna chacun des pores de sa peau bronzée, vit ses yeux aussi mats que du verre dépoli, couleur de métal terni, découvrit sur ses traits une vague bouffissure, remarqua les presque imperceptibles asymétries des seins et de la clavicule – une flamme blanche jaillit derrière ses yeux.
Il lui lâcha la main et se rua en titubant vers la porte, bousculant quelqu’un au passage.
— Va te faire foutre ! hurlait-elle dans son dos. Espèce de saleté d’escroc !