Il n’arrivait plus à sentir ses jambes ; elles étaient devenues pour lui de vraies béquilles. Il titubait de manière inquiétante sur les dalles de la rue Jules-Verne, un grondement lointain dans les oreilles, celui de son propre sang, des voiles de lumière fins comme des rasoirs bissectant son crâne sous une douzaine d’angles différents.
Puis il se retrouva figé, raide, les poings serrés contre les cuisses, tête rejetée en arrière, lèvres retroussées, tremblant. Sous ses yeux levés, le zodiaque pour paumé de Zonelibre, les constellations de boîte de nuit sur le ciel holographique se modifiaient, dégringolant en glissade fluide l’axe de ténèbres pour venir se répandre comme des créatures vivantes au centre même de la réalité ; jusqu’à ce qu’elles se soient réarrangées, une à une puis par centaines, pour former un vaste et simple portrait pointilliste et définitivement monochrome, tapis d’étoiles sur le ciel nocturne : le visage de miss Linda Lee.
Lorsqu’il fut capable enfin de détourner le regard, de baisser les yeux, il découvrit tous les autres visages dans la rue, levés vers le ciel, les touristes en goguette soudain figés d’étonnement. Et lorsque les lumières célestes s’éteignirent, un grand cri rauque monta de la rue Jules-Verne, pour se répercuter sur les terrasses et les balcons étages de béton lunaire.
Quelque part, une horloge se mit à sonner, quelque antique carillon venu d’Europe.
Minuit.
Il marcha jusqu’au matin.
La défonce s’atténuait, le squelette de chrome se corrodait d’heure en heure, la chair reprenait consistance, chair de la drogue remplacée par la chair de sa vie. Il était incapable de penser. Ça lui plaisait bien, d’être conscient mais incapable de penser. Il lui semblait devenir chacun des objets qu’il voyait : un banc dans un parc, un nuage de moucherons blancs autour d’un antique réverbère, une tondeuse peinte de bandes diagonales noires et jaunes.
Une aube enregistrée se glissa le long du système Lado-Acheson, rose et blafarde. Il se força à manger une omelette dans un café de Desiderata, à boire de l’eau, à fumer la dernière de ses cigarettes. Les prairies du toit de l’Intercontinental frémissaient tandis qu’il les traversait, foule matinale absorbée dans la consommation de son café-croissants sous les parasols rayés. Sa colère était toujours là. C’était comme d’avoir traversé quelque ruelle sombre et de découvrir à la sortie que vous aviez toujours votre portefeuille dans la poche, intact. Il se réchauffa à son contact, toujours incapable de lui donner un nom ou un objet.
Il prit l’ascenseur pour redescendre à son niveau, tâtonna dans ses poches pour retrouver la carte-mémoire de Zonelibre qui lui servait de clé. Le sommeil était en train de devenir réel, une possibilité pour lui. S’allonger sur la mousse expansée couleur sable et retrouver le néant.
Ils l’attendaient là, les trois, impeccable tenue de sport blanche et bronzage au pochoir éclipsant le chic organique artisanal du mobilier. La fille était assise dans un divan en osier, un pistolet automatique posé à côté d’elle sur le motif de feuilles imprimées du coussin.
— Turing ! annonça-t-elle. Vous êtes en état d’arrestation.
QUATRIÈME PARTIE
LA PASSE SUR LUMIERRANTE
13
— Vous vous appelez Henry Dorsett Case.
Elle récita l’année et le lieu de naissance, son numéro d’identification unifié de l’AMAB puis une kyrielle de noms qu’il reconnut progressivement comme des pseudonymes surgis de son passé.
— Vous êtes ici depuis un bout de temps ?
Il vit le contenu de son sac répandu sur le lit, les vêtements sales triés par catégories. Le shuriken était posé à part, entre les jeans et les sous-vêtements, sur la mousse teintée de sable.
— Où est Kolodny ?
Les deux hommes étaient assis l’un à côté de l’autre sur le divan, bras croisés sur leur poitrine bronzée, chaînes d’or identiques autour du cou. Case les regarda avec soin et vit que leur jeunesse était une contrefaçon, visible à la présence de certaines rides fort révélatrices aux phalanges, un détail que la chirurgie était incapable d’effacer.
— Qui est Kolodny ?
— C’était le nom inscrit à la réception. Où est-elle ?
— Sais pas, dit-il en se dirigeant vers le bar pour se servir un verre d’eau minérale. Elle a décollé.
— Où êtes-vous allé cette nuit, Case ?
La fille saisit le pistolet et le posa sur sa cuisse, sans vraiment le braquer sur lui.
— Jules-Verne, les bars, me défoncer. Et vous ?
Il se sentait les genoux flageolants. L’eau minérale était chaude et fade.
— Je ne crois pas que vous saisissiez bien votre situation, dit l’homme sur la gauche, sortant un paquet de Gitanes de la poche de poitrine de sa tunique de tulle blanc. Vous êtes foutu, monsieur Case. Les charges pesant contre vous relèvent du complot visant à accroître une intelligence artificielle. (Il sortit de la même poche un Dunhill en or qu’il nicha au creux de sa paume.) L’homme que vous appelez Armitage est déjà sous les verrous.
— Corto ?
Les yeux de l’homme s’agrandirent.
— Oui. Comment se fait-il que vous sachiez son nom ?
Avec un cliquetis, un millimètre de flamme jaillit du briquet.
— J’ai oublié, dit Case.
— Ça vous reviendra, dit la fille.
Leurs noms, du moins leurs noms de travail, étaient Michèle, Roland et Pierre. Pierre, estima Case, était parti pour jouer le rôle du Sale flic ; Roland pour prendre le parti de Case, lui procurer de petites gentillesses – il trouva un paquet neuf de Yeheyuans lorsque Case refusa une Gitane – et d’une manière générale fournir un contrepoint à la froide hostilité de Pierre. Michèle serait l’Ange tutélaire, chargée à l’occasion de rectifier l’orientation de l’interrogatoire. L’un ou l’autre, sinon les trois, il en était certain, était bidouillé pour la surveillance audio, très probablement pour le simstim, et tout ce qu’il allait désormais dire ou faire constituerait une preuve recevable. La preuve, se demanda-t-il dans les affres de la redescente, mais la preuve de quoi ?
Le sachant incapable de suivre leur français, ils discutaient librement entre eux. Ou du moins faisaient comme si. Ce qu’il saisit au vol lui suffit : des noms comme Pauley, Armitage, Senso/Rézo, Panthères modernes, qui ressortaient comme des icebergs au-dessus d’une mer agitée de français à l’accent parisien. Mais il demeurait parfaitement possible que ces mots fussent prononcés à sa seule intention. Ils persistaient à citer Molly sous le nom de Kolodny.
— Vous dites qu’on vous a engagé pour faire une passe, Case, dit avec lenteur Roland, sur ce qui se voulait un ton raisonnable, et que vous ignorez la nature de la cible. N’est-ce pas inhabituel dans votre branche ? Une fois que vous auriez pénétré les défenses, cela ne vous rendrait-il pas incapable alors d’accomplir la mission requise ? Et sans doute exige-t-on de vous l’exécution d’un certain type de mission, n’est-ce pas ?
Il se pencha en avant, les coudes posés sur ses genoux bronzés patchwork, les paumes ouvertes pour recevoir l’explication de Case. Pierre arpentait la pièce ; tantôt il était à proximité de la fenêtre, tantôt près de la porte. C’était Michèle le mouchard, décida Case. Elle ne le quittait jamais des yeux.
— Est-ce que je peux me rhabiller ? demanda-t-il.
Pierre avait insisté pour le dévêtir, fouillant jusqu’aux coutures de ses jeans. À présent, il était assis tout nu sur un tabouret d’osier, avec ce pied d’un blanc obscène.