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Roland posa à Pierre une question en français. Pierre, de nouveau à la fenêtre, regardait à l’aide d’une petite paire de jumelles compactes.

— Non, répondit-il d’une voix absente, et Roland haussa les épaules, levant les sourcils en direction de Case.

Case estima le moment bien choisi pour un sourire. Roland le lui rendit.

Le plan le plus éculé du manuel du parfait flic, songea Case.

— Écoutez, dit-il, je suis malade. J’ai pris cette saloperie de drogue dans un bar, vous comprenez ? J’ai envie de me coucher. Vous me tenez déjà. Vous me dites que vous avez chopé Armitage. Vous l’avez, posez-lui la question, à lui. Moi dans tout ça, je ne suis jamais qu’un employé temporaire.

Roland hocha la tête.

— Et Kolodny ?

— Elle était déjà avec Armitage quand il m’a engagé. Rien que du muscle, une fille-rasoir. Autant que je sache. Ce qui n’est pas grand-chose.

— Vous savez que le nom véritable d’Armitage est Corto, observa Pierre, les yeux toujours dissimulés par les bourrelets de plastique souple de ses jumelles. Comment savez-vous cela, mon ami ?

— Je suppose qu’il a dû le mentionner à un moment, dit Case en regrettant son lapsus. Tout le monde possède un ou deux noms. C’est Pierre, le vôtre ?

— Nous savons comment ils vous ont réparé à Chiba, dit Michèle, et que cela pourrait bien avoir constitué la première erreur de Muetdhiver.

Case la fixa de l’air le plus neutre possible. Le nom n’avait pas encore été mentionné jusqu’ici.

— La procédure employée sur vous a exigé du propriétaire de la clinique l’application de six brevets de base. Savez-vous ce que cela signifie ?

— Non.

— Cela signifie que l’opérateur d’une clinique au noir de Chiba possède désormais une majorité de blocage au sein de trois groupes majeurs de recherche médicale. Ceci renverse l’ordre normal des choses, voyez-vous. De quoi attirer l’attention.

Elle croisa ses bras bronzés sur ses petits seins hauts et se radossa contre le coussin imprimé. Case se demanda quel âge elle pouvait avoir. On disait que les yeux trahissaient toujours l’âge des gens mais il n’avait jamais été capable de le voir. Julie Deane avait eu les yeux d’un gamin de dix ans désintéressé derrière le quartz rose de ses lunettes. Rien de vieux chez Michèle, mis à part ses phalanges.

— On a remonté votre piste jusqu’à la Conurb, on vous a reperdu, puis rattrapé au moment où vous vous apprêtiez à partir pour Istanbul. En remontant en arrière, on vous a repéré à travers la grille, persuadés que nous étions, que vous étiez à l’origine des troubles à Senso/Rézo. Cette dernière firme ne demandait qu’à coopérer. Ils ont lancé pour notre compte un inventaire. C’est ainsi qu’ils ont découvert la disparition de la reconstitution sur mémoire morte de la personnalité de ce McCoy Pauley.

— À Istanbul, intervint Roland presque sur un ton d’excuse, ce fut très facile. La femme avait mouillé le contact d’Armitage avec la police secrète.

— Et voilà que vous vous pointez, enchaîna Pierre en glissant les jumelles dans la poche de son short. Nous étions ravis. Tout s’éclaircissait.

— Mauvais pour votre bronzage, non ?

— Vous savez très bien ce que nous voulons dire, dit Michèle. Libre à vous de faire comme si ce n’était pas le cas, mais vous ne faites que rendre votre situation plus difficile. Il reste toujours de quoi vous extrader. Vous reviendrez avec nous, Case, tout comme Armitage. Mais seulement, où au juste allons-nous tous nous rendre ? En Suisse, où vous ne serez jamais qu’un simple pion dans le procès d’une intelligence artificielle ? Ou dans l’AMAB, où vous pourrez être convaincu d’avoir participé non seulement à une invasion de fichier et un vol de données, mais à un acte public de malveillance qui a coûté la vie à quatorze innocents ? Le choix est entre vos mains.

Case sortit une Yeheyuan de son paquet ; que Pierre lui alluma avec le Dunhill en or.

— Armitage vous protégerait-il ?

La question fut ponctuée par le claquement sec des mâchoires du briquet qui se refermaient.

Case leva les yeux pour le dévisager à travers la douleur et l’amertume induites par la bêtaphényléthylamine.

— Quel âge avez-vous, chef ?

— Je suis assez vieux pour savoir que vous êtes foutu, brûlé, que la farce est terminée et que vous êtes sur la pente de sortie.

— Un simple détail, dit Case, et il tira sur sa cigarette. (Il souffla la fumée au nez de l’agent du Registre de Turing.) Les mecs, est-ce que vous avez réellement la moindre juridiction dans le coin ? Je veux dire, est-ce qu’on n’aurait pas dû inviter également l’équipe de sécurité de Zonelibre ? C’est quand même leur secteur, non ?

Il vit se durcir le regard des yeux sombres sur le visage lisse du garçon et se tendit en prévision du coup, mais Pierre se contenta de hausser les épaules.

— Ça n’a pas d’importance, dit Roland. Vous allez nous suivre. Les situations d’ambiguïté, ça nous connaît. Les traités aux termes desquels notre section du Registre opère nous laissent une grande marge de manœuvre. Et nous savons la créer nous-mêmes, lorsque la situation l’exige.

Tombé soudain, le masque d’amabilité ; les yeux de Roland étaient devenus aussi durs que ceux de Pierre.

— Vous êtes pire qu’un idiot, dit Michèle en se levant, pistolet en main. Vous n’avez aucun respect pour votre espèce. Pendant des milliers d’années, les hommes ont rêvé de pactes avec les démons. Seulement, maintenant de telles choses sont possibles. Et avec quoi deviez-vous être payé ? Quel devait être votre prix pour aider cette chose à se libérer et grandir ? (Il y avait dans sa voix une lassitude entendue qu’aucune adolescente de dix-neuf ans n’aurait pu maîtriser.) Vous allez vous habiller, maintenant. Vous allez nous suivre. De même que celui que vous appelez Armitage, vous allez revenir avec nous à Genève pour témoigner au procès de cette intelligence. Autrement, nous vous tuons. Tout de suite.

Elle éleva son pistolet, un Walther lisse et noir, muni d’un silencieux intégral.

— Je m’habille déjà, dit-il en titubant vers le lit.

Il avait encore les jambes en coton, maladroites. Il prit en tâtonnant un t-shirt propre.

— Nous avons un vaisseau prêt à décoller. Nous effacerons le construct de Pauley avec une arme à impulsion.

— Sympa pour Senso/Rézo, fit Case en songeant : et pour toutes les preuves rentrées dans le Hosaka.

— Ils ont déjà quelques petits problèmes, pour avoir possédé un tel objet.

Case tira le maillot par-dessus sa tête. Il vit le shuriken sur le lit, métal inerte, son étoile. Il goûta sa colère. Disparue. Temps de céder, de se laisser embarquer… Il songea aux sachets de toxines. Et marmonna :

— V’la la viande qui reprend le dessus.

Dans l’ascenseur montant vers la prairie, il pensa à Molly. Il se pouvait qu’elle soit déjà entrée à Lumierrante. Aux trousses de Riviera. Pourchassée, sans doute, par Hideo, qui était presque certainement le clone du ninja évoqué par le Finnois, celui qui était venu récupérer la tête parlante.

Il posa le front sur le plastique noir mat de la tenture murale et ferma les yeux. Ses membres étaient de bois, vieux, noueux et gorgés de pluie.

On était en train de servir le déjeuner à l’ombre des arbres, sous les parasols écarlates. Roland et Michèle retrouvèrent leur rôle de composition, devisant gaiement en français. Pierre venait derrière. Michèle lui maintenait le canon de son pistolet collé contre les côtes, dissimulant l’arme sous une veste de toile blanche négligemment posée sur le bras.