La tête se tut.
— Eh bien ? demanda enfin Case, s’attendant presque à voir l’objet lui répondre.
— C’est tout ce qu’elle a écrit, répondit le Finnois. Elle ne l’a jamais achevé. Ce n’était qu’une gosse, à l’époque. Cet objet est un terminal de cérémonie, en quelque sorte. Mais j’ai besoin que Molly se trouve ici, avec le mot juste, au bon moment. C’est la question-piège. Tu peux t’enfoncer tant que tu veux avec ton Trait-plat et ce virus chinois, cette chose n’en a rien à secouer tant qu’elle n’aura pas entendu le mot magique…
— Eh bien, quel est-il ?
— Je l’ignore. Tu pourrais dire que je me définis fondamentalement par le fait que je ne le sais pas, parce que je ne peux pas le savoir. Je suis celui qui ignore tout. Tu le saurais, mec, et tu me le dirais que je ne pourrais pas le connaître. C’est câblé ainsi. Il faut que ce soit un autre qui l’apprenne et l’amène ici, à l’instant précis où le Trait-plat et toi perforez cette glace pour venir brouiller la mémoire centrale.
— Que se passe-t-il, alors ?
— Je n’existe plus, après ça. Je cesse.
— Personnellement, je n’y vois pas d’inconvénient, dit Case.
— Bien sûr. Mais gaffe à tes miches, Case. Mon… euh, mon autre lobe est sur nous, apparemment. Un buisson ardent peut en cacher un autre. Et Armitage s’est mis en branle.
— Ce qui veut dire ?
Mais la porte cloisonnée se repliait déjà selon une douzaine d’angles impossibles, culbutant dans le cyberspace comme une grue en origami.
15
— T’essaies de craquer mes fichiers, fils ? demanda le Trait-plat. T’étais encéphale zéro, cinq secondes…
— Bouge pas, dit Case, et il écrasa l’inter du simstim.
Elle était tapie dans l’obscurité, accroupie, les paumes contre le béton rêche.
CASE CASE CASE CASE. L’affichage pulsait son nom en caractères alphanumériques : Muetdhiver l’informait de l’établissement de la liaison.
— Malin, fit-elle. (Elle oscilla sur les talons et se frotta les paumes, faisant craquer ses phalanges.) Qu’est-ce qui t’a retenu ?
VITE MOLLY VITE MAINTENANT.
Elle pressa franchement la langue contre ses incisives inférieures. L’une bougea légèrement, activant ses amplis à micro-canaux ; les salves aléatoires de photons traversant l’obscurité furent converties en paquets d’électrons, le béton autour d’elle se révélant d’une pâleur spectrale et granuleuse.
— D’accord, mon chou. On se lance.
Sa cachette se révélait être une espèce de galerie de service. Elle rampa jusqu’à une grille abattante ornementée de cuivre terni. Case en voyait suffisamment de ses bras et de ses mains pour savoir qu’elle sortait à nouveau le collant en polycarbonate sous plastique, il sentait la tension familière du cuir fin étroitement ajusté. Quelque chose était passé sous son bras, dans un harnais ou un étui. Elle se leva, ouvrit la fermeture à glissière de sa combinaison et y glissa la main pour effleurer le plastique quadrillé d’une poignée de pistolet.
— Eh, Case, fit-elle en prononçant à peine les mots, t’écoutes ? J’vais t’raconter une histoire… J’ai eu ce garçon, une fois… Eh bien, tu m’rappelles un peu… (Elle se tourna pour examiner le corridor.) Johnny, c’était son nom.
Le couloir bas et voûté était bordé d’une douzaine de vitrines de musée, casiers d’aspect archaïque, en bois brun à façade vitrée. Elles avaient l’air un peu déplacé en ces lieux, contrastant avec les courbes organiques des parois, comme si on les avait amenées puis alignées ici en vue de quelque objectif oublié. Des appliques de cuivre patiné soutenaient des globes de lumière blanche à des intervalles de dix mètres. Le sol était inégal et lorsqu’elle s’engagea dans le corridor, Case se rendit compte que des centaines de petits tapis et de carpettes y avaient été jetés au hasard. À certains endroits, il y en avait sur six épaisseurs, le sol était devenu un douillet patchwork de laine tissée main.
Molly ne prêtait que peu d’attention aux vitrines et à leur contenu, ce qui l’irrita. Il dut se satisfaire de ses regards désintéressés, qui lui révélèrent des fragments de poterie, des armes antiques, un objet si censément constellé de clous rouillés qu’il en était méconnaissable, des morceaux effilochés de tapisserie…
— Mon Johnny, tu vois, il était malin, le gars vraiment flashy. Il avait commencé comme receleur sur Memory Lane, des puces plein la tête et des gens qui payaient pour y planquer des données. Il avait les Yaks sur le dos, la nuit où j’l’ai rencontré, et j’ai réglé son compte à leur assassin. Plus un coup de pot qu’autre chose, mais j’l’ai quand même arrangé. Et après ça, nous deux, ça baignait impec, Case.
Ses lèvres bougeaient à peine. Il la sentait former les mots ; il n’avait pas besoin de l’entendre parler à haute voix.
— On avait monté un coup avec une couleuvre, si bien qu’on pouvait lire les traces de tout ce qu’il avait pu stocker en mémoire. On a basculé le tout sur bande et commencé à travailler certains clients choisis – des ex-clients. Moi, je jouais la fourmi, le gorille, le chien de garde. J’étais vraiment heureuse. T’as déjà été heureux, Case ? C’était mon mec. On bossait ensemble. En partenaires. J’étais sortie depuis peut-être deux mois de la maison de poupées quand je l’ai rencontré…
Elle marqua une pause, négocia un virage en épingle puis continua. Encore des vitrines de bois verni, leurs panneaux d’une couleur qui évoquait pour lui des ailes de cafard.
— En douceur, synchro parfaite, ça collait bien pour nous. Comme si personne ne pouvait se risquer à nous toucher. D’abord, j’les aurais pas laissés faire. Les Yakuzas, je suppose qu’ils voulaient toujours faire la peau à mon Johnny. Vu que j’avais tué leur homme. Vu que Johnny les avait brûlés. Et les Yaks, ils peuvent se permettre d’aller si lentement, les salauds, qu’ils attendront des années et des années. Ils te laisseront toute la vie, rien que pour que t’aies plus à perdre quand ils viendront te nettoyer. Une patience d’araignée. Des araignées zen.
« Ça, je l’savais pas, à l’époque. Ou si je le savais, je n’imaginais pas que ça puisse s’appliquer à nous. Comme quand on est jeune, et qu’on se croit unique. J’étais jeune. Et puis ils sont venus, juste quand on commençait à se dire qu’on en avait peut-être assez ramassé pour envisager de décrocher, remballer et peut-être se tirer en Europe. Non pas qu’on ait su ce qu’on serait allés y faire, avec aucun projet devant nous. Mais on vivait grassement, compte en Suisse en orbite, et une planque pleine de meubles et de joujoux. Ça vous émousse le goût du jeu.
« Donc, ce premier qu’ils nous envoient, c’était un sacré numéro. Des réflexes comme t’as jamais vu, des implants, du style à en remontrer à dix malfrats ordinaires. Mais le second, çui-là, je sais pas, c’était comme un moine. Cloné. Tueur dans l’âme. Il avait ça dans la peau, la mort, ce silence, il te filait ça dans un nuage… »
Sa voix s’éteignit alors que le corridor bifurquait en deux escaliers identiques qui descendaient. Elle prit le gauche.
— Une fois, j’étais toute gosse, on squattait. C’était du côté de l’Hudson, et ces rats, mec, c’étaient des mastards. À cause des produits chimiques qu’ils bouffaient. Aussi gros que moi, et toute la nuit, y en avait un qui avait gratté sous le plancher du squat. Vers l’aube, quelqu’un amène ce vieux bonhomme, les joues couturées, les yeux tout rouges. L’avait un rouleau de c’t’espèce de cuir graisseux, le truc où qu’on emballe les outils en acier, pour empêcher la rouille. Il l’ouvre et y avait dedans ce vieux revolver et trois balles. Le vieux, il en met une dans le canon et commence à parcourir le squat de long en large, nous, on rasait les murs.