« De long en large. Les bras croisés, la tête basse, comme s’il avait oublié le revolver. L’écoutait le rat. Nous, on ne pipait mot. Le vieux fait un pas ; l’rat avance. L’rat avance ; il fait un autre pas. Une heure comme ça, puis il semble se souvenir de son arme. Il vise le sol, sourit et presse la détente. Il la remballe et se barre.
« J’suis allée ramper en dessous, après. Le rat avait un trou juste entre les deux yeux. (Elle observait les portes verrouillées qui donnaient sur le corridor à intervalles réguliers.) Eh bien, le second, celui qui venait de liquider Johnny, il était comme ce vieux. Pas vieux, mais il était comme ça. Il tuait comme ça. »
Le corridor s’élargit. L’océan de tapis épais ondulait doucement sous un énorme lustre de cristal dont les pendeloques inférieures atteignaient presque le niveau du sol. Les cristaux cliquetèrent lorsque Molly pénétra dans la salle. TROISIÈME PORTE GAUCHE, clignota l’afficheur.
Elle tourna à gauche, évitant l’arbre de cristal renversé.
— J’l’ai vu qu’une seule fois. Alors que je rentrais chez nous. Il en sortait. On vivait dans une usine reconvertie, avec des tas de jeunes venus de Senso/Rézo, comme ça. Déjà, l’endroit était pas mal sûr, et j’avais encore renforcé la sécurité avec quelques trucs vraiment sérieux. Je savais que mon Johnny était là-haut. Mais ce p’tit mec, il m’a accroché l’œil, au moment de sortir. Oh ! on a pas échangé un mot. On s’est juste regardés et j’ai compris. Le petit mec banal, habillé banal, sans fierté, humble, quoi. Il m’a regardée avant de monter dans un cyclo-pousse. Et j’ai su. J’suis montée et Johnny était assis sur une chaise près de la fenêtre, la bouche entrouverte, comme s’il venait de penser à quelque chose à dire.
La porte devant elle était vieille, un panneau gravé de bois de teck thaïlandais qui semblait avoir été scié en deux pour s’adapter à l’embrasure basse. Une serrure mécanique primitive munie d’un panneau d’inox avait été encastrée sous les volutes d’une poignée en forme de dragon. Elle s’agenouilla, sortit d’une poche intérieure un petit morceau de peau de chamois noire roulé serré, le déroula et choisit un pic fin comme une aiguille.
— Jamais trouvé grand monde qui discute beaucoup, après ça.
Elle inséra le pic dans la serrure et travailla en silence, se mordillant la lèvre inférieure. Elle semblait se fier uniquement à son toucher ; ses yeux cessèrent d’accommoder et la porte devint pour Case un brouillard de bois blond. Il écoutait le silence de la salle, ponctué seulement par le doux cliquetis du chandelier. Des chandelles ? Rien ne collait à Lumierrante. Il se rappela Cath lui parlant d’un château, avec ses bassins et ses nénuphars, et le texte pompeux de 3Jane récité d’une voix musicale par la tête. Un lieu qui s’était développé de lui-même. Lumierrante respirait une vague odeur de moisi, vaguement parfumée, comme une église. Où étaient les Tessier-Ashpool ? Il s’était attendu à quelque impeccable ruche débordant d’une activité disciplinée mais Molly n’avait vu personne. Son monologue le rendait mal à l’aise ; elle ne s’était jamais autant confiée auparavant. Mis à part son histoire dans la cabine, elle lui avait rarement dit quoi que ce soit qui eût pu simplement indiquer qu’elle avait un passé.
Elle ferma les yeux et il y eut un cliquetis que Case ressentit plutôt qu’il ne l’entendit. Cela lui évoqua les verrous magnétiques sur la porte de sa cabine dans la maison de poupées. La porte s’était ouverte pour lui alors même qu’il n’avait pas la bonne carte. C’était l’œuvre de Muetdhiver, manipulant la serrure de la même manière qu’il avait manipulé le microléger téléguidé et le jardinier-robot. Le système de serrures dans la maison de poupées avait constitué une sous-unité du système de sécurité de Zonelibre. Mais ici, ce simple verrou métallique allait poser un problème véritable à l’IA, nécessitant soit un robot quelconque, soit le recours à un agent humain.
Elle ouvrit les yeux, remit le pic dans la peau de chamois, qu’elle roula de nouveau avec soin avant de la remettre dans sa poche.
— J’suppose que t’es un peu comme lui, dit-elle. Tu t’crois né pour la passe. Ce dans quoi t’étais embringué, quand t’étais à Chiba, tu croyais que c’était une version simplifiée de ce que tu aurais à faire ailleurs ; manque de bol, ça arrive des fois, faut revenir aux sources. (Elle se releva, s’étira, se secoua.) Tu sais, je crois bien que celui que la Tessier-Ashpool a envoyé après ce Jimmy, le mec qui avait piqué la tête, ce devait être le même genre que celui que les Yaks avaient envoyé pour tuer Johnny.
Elle sortit le flécheur de son étui et régla le canon sur tir automatique.
La laideur de la porte frappa Case lorsqu’elle tendit la main vers elle. Non pas de la porte en elle-même, qui était superbe, ou avait jadis fait partie d’un ensemble plus superbe encore, mais de la façon dont elle avait été découpée pour se conformer à cette entrée bien particulière. Jusqu’à sa forme qui ne collait pas, un rectangle au milieu des courbes douces du béton lissé. Ils avaient importé ces objets, songea-t-il, puis les avaient adaptés de force. Mais aucun ne s’intégrait vraiment. La porte était comme les étranges vitrines, comme l’énorme arbre de cristal. Puis il se souvint de la dissertation de 3Jane, et imagina tous ces équipements qu’il avait fallu hisser par le puits pour incarner quelque plan général, un rêve depuis longtemps perdu dans cet effort acharné pour emplir l’espace, pour répliquer quelque image familiale de soi. Il se rappela le nid brisé, les créatures aveugles qui se tortillaient…
Molly saisit l’une des pattes avant du dragon moulé et la porte s’ouvrit sans difficulté.
La salle derrière était petite, encombrée, à peine plus grande qu’un placard. Des casiers à outils en acier gris étaient posés contre un mur incurvé. Un plafonnier s’était allumé automatiquement. Elle referma la porte derrière elle et se dirigea vers les tiroirs alignés.
TROISIÈME GAUCHE, pulsait la puce optique, Muetdhiver outrepassant son affichage horaire. CINQUIÈME BAS. Mais elle ouvrit d’abord le tiroir du haut. Ce n’était rien qu’un plateau creux. Vide. Le deuxième était également vide. Le troisième, qui était plus profond, contenait des cordons de soudure terne et un petit objet brun qui ressemblait à un os de doigt humain. Le quatrième casier contenait un exemplaire gonflé d’humidité d’un manuel technique périmé, en français et en japonais. Dans le cinquième, derrière le gantelet caparaçonné d’un scaphandre spatial lourd, elle trouva la clé. Elle ressemblait à une pièce de monnaie de cuivre, avec un tube creux brasé dessus. Elle la fit tourner lentement dans sa main et vit que l’intérieur du tube se hérissait d’arêtes et de crénelures. Les lettres CHUBB étaient moulées sur une des faces de la pièce. L’autre était lisse.
— Il m’a expliqué… murmura-t-elle. Muetdhiver. Quel jeu d’attente il avait joué durant des années. Il n’avait aucun pouvoir réel, à l’époque, mais il pouvait utiliser les systèmes de surveillance et de sécurité de la Villa pour suivre à la trace tout ce qu’il voulait, savoir comment les choses évoluaient, où elles allaient. Il avait vu quelqu’un perdre cette clé, vingt ans auparavant, et s’était arrangé pour qu’une autre personne vienne l’abandonner ici. Puis l’avait tué, le garçon qui l’avait apportée. Le gosse avait huit ans. (Elle referma ses doigts blancs sur la clé.) De sorte que personne ne pourrait la retrouver. (Elle sortit de la poche ventrale de sa combinaison un rouleau de fil de nylon noir qu’elle passa dans l’orifice circulaire au-dessus du mot CHUBB. Après l’avoir noué, elle se suspendit la clé autour du cou.) Ils arrêtaient pas de le bassiner, avec leur côté démodé, disait-il, tout leur bric-à-brac XIXe siècle. C’était le portrait craché du Finnois, sur l’écran dans ce trou pour poupées à viandards. Presque comme s’il était réellement le Finnois, pour peu que je ne fasse pas gaffe.