Mais où étais-tu passé, mec ? demanda-t-il en silence aux yeux affolés. Muetdhiver avait élaboré un objet dénommé Armitage au sein d’une forteresse catatonique qui s’appelait Corto. Il avait persuadé Corto qu’Armitage était le personnage réel et Armitage avait marché, parlé, bâti des plans, troqué des données contre des capitaux, affronté Muetdhiver dans cette chambre du Hilton de Chiba… Et voilà qu’à présent Armitage avait disparu, soufflé par les vents de la folie de Corto. Mais où Corto était-il donc passé, durant toutes ces années ? Dégringolant, brûlé, aveugle, du haut du ciel de Sibérie.
— Case, ce sera difficile pour vous de l’accepter, je le sais. Vous êtes un officier. L’instruction… Je comprends ça. Mais, Case, Dieu m’en est témoin, nous avons été trahis.
Des larmes jaillirent des yeux bleus.
— Mon colonel, euh… qui ? Qui nous a trahis ?
— Le général Girling, Case. Vous le connaissez peut-être par son nom de code. Enfin, vous devez savoir de qui je parle.
— Ouais, fit Case tandis que les larmes coulaient toujours, je suppose que oui. (Puis il ajouta, sur une impulsion :) Mais mon colonel… que faudrait-il qu’on fasse au juste ? Maintenant, je veux dire ?
— Notre devoir en l’espèce, Case, réside dans la fuite. L’esquive. L’évasion. Nous pouvons avoir atteint la frontière finlandaise dès demain soir. Vole en rase-mottes en manuel. Au ras des pâquerettes, garçon. Mais ce ne sera qu’un début. (Les yeux bleus se plissèrent, au-dessus des pommettes bronzées luisantes de larmes.) Rien qu’un début. La trahison vient d’en haut. D’en haut…
Il s’éloigna de l’objectif, révélant des taches sombres sur sa chemise de serge déchirée. Si le visage d’Armitage avait été pareil à un masque, impassible, les traits de Corto arboraient un véritable masque schizoïde, les stigmates de la maladie profondément gravés par des contractions musculaires involontaires qui distordaient le coûteux travail de la chirurgie esthétique.
— Mon colonel, j’entends bien, mon vieux. Bon, écoutez-moi, mon colonel, d’accord ? Je veux que vous ouvriez le… la… ah, merde, comment c’est, déjà, Dix ?
— La baie d’accès médian, souffla le Trait-plat.
— Que vous ouvriez la baie d’accès médian. Vous dites simplement à votre console centrale de l’ouvrir, d’ac ? Nous serons avec vous là-haut dans un instant, mon colonel. On pourra alors discuter des moyens de se tirer d’ici.
Le losange disparut.
— Mon gars, ce coup-ci, je crois bien que tu m’as largué, lança le Trait-plat.
— Les toxines, dit Case, les putains de toxines, et il décrocha.
— Du poison ?
Maelcum regarda par-dessus l’épaule bleue éraflée de son vieux scaphandre Sanyo tandis que Case gigotait pour s’extraire du filet anti-g.
— Et ôte-moi donc ce putain de truc… (Il tira sur le cathéter texan.) Comme un poison lent, et l’autre connard là-haut qui sait comment le contrer, voilà maintenant qu’il est devenu complètement marteau.
Il tripatouilla le devant du Sanyo rouge, incapable de se rappeler comment on faisait pour l’ouvrir.
— Ton patron, il t’a empoisonné ? (Maelcum se gratta la joue.) J’ai une trousse médicale, t’sais…
— Maelcum, bon Dieu, aide-moi plutôt à passer c’te putain de combinaison.
D’une détente du pied, le Sionite quitta le module de pilotage rose.
— À l’aise, Blaise. T’mesures deux fois, t’coupes qu’une, comme dit l’sage. Allez, on va y monter…
Il y avait de l’air dans le passage strié qui menait du sas arrière du Marcus Garvey à la baie d’accès médian du yacht baptisé Haniwa, mais ils gardèrent leurs scaphandres fermés. Maelcum franchit le passage avec une grâce de ballerine, ne s’arrêtant que pour porter secours à Case qui était parti dans une maladroite culbute sitôt qu’il avait mis le pied hors du Garvey. Les flancs de plastique blanc du tube filtraient la lumière crue du soleil ; il n’y avait pas d’ombre.
Le sas du Garvey était rapiécé et piqueté de rouille, décoré d’un lion de Sion gravé au laser. Celui du Haniwa était gris crème, lisse et immaculé. Maelcum inséra sa main gantée dans un renfoncement étroit. Case vit remuer ses doigts. Des diodes rouges s’allumèrent dans le renfoncement, égrenant un compte à rebours à partir de cinquante. Maelcum retira sa main. Case, un gant appuyé contre le panneau, perçut la vibration du mécanisme de verrouillage jusqu’à travers son scaphandre et ses os. Le segment circulaire et gris de la porte se mit à coulisser dans la coque du Haniwa. Maelcum s’agrippa au renfoncement d’une main et Case fit de même de l’autre côté. Le sas les aspira.
Le Haniwa était un produit des chantiers Dornier-Fujitsu, doté d’un aménagement intérieur inspiré par une conception similaire à celle ayant produit la Mercedes qui les avait conduits à travers Istanbul. L’étroite baie d’accès centrale avait ses cloisons plaquées en imitation ébène et le sol recouvert de carrelage italien gris. Case se faisait l’impression d’un intrus pénétrant les thermes privés de quelque nabab en passant par la douche. Le yacht, assemblé en orbite, n’était absolument pas conçu pour une rentrée dans l’atmosphère. Ses lignes lisses, sa taille de guêpe relevaient du pur stylisme et tous les détails de l’aménagement intérieur avaient été étudiés pour renforcer cette impression générale de vitesse.
Maelcum ôta son vieux casque fatigué et Case l’imita. Ils restèrent là, dans le sas, respirant un air qui sentait vaguement le pin. Avec, au-dessous, une vague odeur inquiétante d’isolant brûlé.
Maelcum renifla.
— Problèmes, ici, man. Dans un vaisseau, quand tu sens ça…
Une porte capitonnée d’ultra-skaï gris sombre s’ouvrit en coulissant en douceur. Maelcum prit appel sur le mur d’ébène et se glissa prestement par l’étroite ouverture, en faisant pivoter ses larges épaules au tout dernier moment. Case le suivit tant bien que mal en s’agrippant des deux mains à une main courante capitonnée.
— Le pont, dit Maelcum en indiquant un corridor aux parois lisses peintes en crème, par là.
Et il s’y propulsa sans effort, d’un nouvel appel du pied. Venant de quelque part devant, Case perçut le cliquetis familier d’une imprimante en train de cracher une copie d’écran. Le bruit s’amplifia comme il franchissait derrière Maelcum une autre porte, pour se retrouver dans une masse ondulante de papier emmêlé. Case saisit un bout de l’accordéon pour y jeter un œil :
000000000
000000000
000000000
— Défaillance du système ?
Le Sionite fit passer un doigt ganté sur les colonnes de zéros.
— Non, dit Case, tout en rattrapant son casque qui partait à la dérive, le Trait-plat a dit qu’Armitage a effacé le Hosaka qu’il avait ici.
— À l’odeur, c’t’à croire qu’il l’a effacé au laser, sais-tu ?
Le Sionite appuya du pied contre la cage blanche d’un appareil de gymnastique suisse et se lança au travers du dédale flottant de paperasse, l’écartant de son visage à grands moulinets de bras.
— Case, man…
L’homme était petit, japonais, la gorge plaquée au dossier de l’étroit siège articulé par une longueur de mince filin d’acier, sans doute. Le fil était invisible à l’endroit où il s’incrustait dans la mousse noire du repose-tête et il s’était enfoncé tout aussi profondément dans son larynx. Une unique sphère de sang noirci s’était figée là comme quelque étrange pierre précieuse, perle noire à reflets rouges. Case vit les grossières poignées de bois qui flottaient à chaque extrémité du garrot, telles deux sections usées de manche à balai.