Des enfants. Sauvages, en haillons. Les dents brillantes comme des lames de couteau. Des plaies sur leur visage déformé. Le soldat allongé sur le dos, bouche bée et la gorge béante au ciel. Ils étaient en train de s’en repaître.
— Bonn, dit-elle, avec quelque chose comme de la douceur dans la voix. T’es un sacré numéro, pas vrai, Peter ? Mais fallait bien ça. Notre 3Jane, elle est trop blasée pour ouvrir la porte de service à un vulgaire petit voleur. Alors Muetdhiver est allé te déterrer. Le dernier cri en matière de goût, pour ceux qui sont portés là-dessus. L’amant démon. Peter. (Elle frissonna.) Mais tu l’as convaincue de me laisser entrer. Merci. À présent, on va se fêter ça.
Et voilà qu’elle était repartie – et d’un pas nonchalant, même, malgré la douleur –, loin des souvenirs d’enfance de Riviera. Elle sortit le flécheur de son étui, dégagea le chargeur en plastique qu’elle enfourna dans une poche pour le remplacer par un autre. Elle glissa le pouce dans le cou de son collant de Moderne et l’ouvrit d’un seul geste jusqu’au pubis, la lame de l’ongle fendant le polycarbonate résistant comme de la soie moisie. Elle se libéra des bras et des jambes de la combinaison dont les restes lacérés se camouflèrent eux-mêmes en tombant sur le faux sable sombre.
C’est alors que Case remarqua la musique. Une musique inconnue de lui, toute en cors et piano.
L’entrée du monde de 3Jane n’avait pas de porte. C’était une ouverture déchiquetée large de cinq mètres, creusée dans la paroi du tunnel, avec des marches inégales qui descendaient selon une large courbe en pente douce. Pâle lumière bleue, ombres mouvantes, musique.
— Case, dit-elle avant de s’immobiliser, le flécheur dans la main droite. (Puis elle éleva la gauche, sourit, caressa sa paume ouverte du bout d’une langue humide, l’embrassant via le lien du simstim.) Faut que j’y aille.
Puis elle se retrouva avec quelque chose de petit et de lourd dans la main gauche, le pouce plaqué contre une minuscule excroissance, et elle entama sa descente.
18
À un poil près, elle y était. Presque, mais pas tout à fait, elle n’avait pas raté son entrée, estimait Case. L’attitude correcte ; c’était une chose qu’il savait percevoir, une chose qu’il aurait pu discerner dans la posture d’un autre cow-boy penché sur sa console, les doigts volant sur le clavier. Elle avait tout ça : la présence, les gestes. Et elle avait su les mobiliser pour son entrée. Les mobiliser autour de la douleur dans sa jambe pour descendre l’escalier de 3Jane comme si elle était dans ses murs, le coude de la main maintenant l’arme plaquée contre la hanche, l’avant-bras levé, le poignet détendu, faisant osciller le canon du flécheur avec la nonchalance étudiée d’un bretteur de la Régence.
C’était une performance. C’était comme le point culminant d’une vie entière d’observation de cassettes d’arts martiaux, les séries bon marché, celles-là mêmes qui avaient nourri l’enfance de Case. L’espace de quelques secondes, il le sut, elle était devenue tous les héros mauvais garçons, Sony Mao dans les vieux vidéos de la Shaw, ou Mickey Chiba, toute une lignée qui remontait jusqu’à Lee et Eastwood. Elle avait la démarche qui collait avec son élocution.
Lady 3Jane Marie-France Tessier-Ashpool s’était creusé un terrier avec la surface interne de la coque de Lumierrante, taillant dans le dédale de murs qui constituait son héritage. Elle vivait dans une pièce unique si vaste et profonde que ses extrémités disparaissaient à l’horizon renversé, le sol étant caché par la courbure du fuseau. Le plafond était bas et irrégulier, traité dans le même revêtement en imitation pierre qui recouvrait les corridors. Ça et là, en travers du sol, s’élevaient, à hauteur de taille, des fragments de murs effondrés, souvenirs du labyrinthe. Il y avait un bassin rectangulaire turquoise creusé au centre, à dix mètres du pied de l’escalier, ses projecteurs immergés constituant la seule source de lumière de l’appartement – c’est du moins ce qu’il parut à Case lorsque Molly eut descendu la dernière marche. La piscine envoyait des taches lumineuses ondulantes au plafond.
Ils l’attendaient près du bassin.
Il savait depuis le début que les réflexes de cette fille avaient été améliorés, accélérés par la neurochirurgie en vue du combat, mais il n’en avait jamais fait directement l’expérience via une liaison simstim. L’effet rappelait une bande magnétique passée à demi-vitesse, une danse lente et délibérée, chorégraphiée par l’instinct de tuer et des années d’exercice. Elle parut les embrasser tous les trois d’un seul coup d’œil : le garçon appuyé contre le plongeoir de la piscine, la fille souriant derrière son verre de vin, et le cadavre d’Ashpool, l’orbite gauche béante, noire et remplie de pourriture, surmontant un sourire de bienvenue. Il portait sa robe de chambre marron. Il avait les dents très blanches.
Le garçon plongea. Mince, bronzé, ligne parfaite.
La grenade quitta la main de Molly avant que ses doigts n’aient fendu l’eau. Case reconnut le type de l’objet lorsqu’il atteignit la surface : un noyau d’explosif puissant enveloppé dans dix mètres de fil d’acier mince et cassant. Son flécheur siffla lorsqu’elle expédia une salve de traits explosifs dans le visage et la poitrine d’Ashpool qui disparut, volutes de fumée s’élevant du dossier perforé du fauteuil de bain émaillé blanc.
Le canon pivota en direction de 3Jane au moment où détonait la grenade, pièce montée symétrique d’eau qui s’éleva en gerbe puis se brisa pour retomber, mais l’erreur était déjà faite.
Hideo n’eut alors même pas à la toucher. Sa jambe se déroba sous elle.
— Au Garvey ! hurla Case.
— T’en a fallu, du temps, dit Riviera tandis qu’il lui fouillait les poches.
Les mains de Molly disparaissaient à hauteur du poignet dans une sphère noir mat de la taille d’une boule de bowling.
— J’ai été le témoin d’un assassinat multiple à Ankara, dit-il, tandis que ses doigts retiraient divers objets de son blouson, un boulot à la grenade. Dans une piscine. L’explosion avait paru très faible, mais tous étaient morts sur le coup, par choc hydrostatique.
Case la sentit qui essayait de bouger les doigts. Le matériau de la boule semblait ne pas offrir plus de résistance que de la mousse alvéolée. La douleur de sa jambe était atroce, insupportable. Un voile de moire rouge ondulait devant sa vision.
— Je ne les bougerais pas, si j’étais toi. (L’intérieur de la balle sembla se resserrer légèrement.) C’est un gadget sexuel acheté par Jane à Berlin. Agite-les suffisamment et il te les réduit en bouillie. C’est une variante du matériau dont est fait ce revêtement de sol. Un truc en rapport avec les molécules, je suppose. Tu as mal ?
Elle gémit.
— T’as l’air de t’être blessée à la jambe. (Ses doigts trouvèrent un sachet plat de drogues dans la poche arrière gauche de son jean.) Eh bien. Dernier souvenir d’Ali, et juste au bon moment.
La purée fluctuante de sang se mit à tourbillonner.
— Hideo, dit une voix, celle d’une femme, elle est en train de perdre conscience. File-lui donc quelque chose. Pour ça et pour la douleur. Elle est vraiment saisissante, tu ne trouves pas, Peter ? Ces verres, c’est une mode, là d’où elle vient ?
Mains fraîches, gestes sans hâte, assurés comme ceux d’un chirurgien. La piqûre d’une aiguille.
— Je ne pourrais rien dire, répondit Riviera. Je n’ai jamais vu sa région d’origine. Ils sont venus me chercher en Turquie.
— La Conurb, oui. Nous avons des intérêts là-bas. Et une fois, nous y avons envoyé Hideo. Par ma faute, à vrai dire. J’avais laissé pénétrer quelqu’un, un cambrioleur. Il avait piqué le terminal de famille. (Elle rit.) Faut dire que je lui avais facilité la tâche. Rien que pour embêter les autres. C’était un mignon garçon, mon cambrioleur. Est-ce qu’elle s’éveille, Hideo ? Ne lui en faudrait-il pas plus ?