Выбрать главу

– 180 –

l’expansion de son âme qu’elle ne pouvait guère plus contenir que l’agilité de ses membres.

Il lui demanda quand elle eut fini :

– Et… vous serez bonne toute votre vie ?

– Je ne sais pas, moi, monsieur. Est-ce que je peux deviner ce qui m’arrivera demain ?

– Pourtant il faut penser à l’avenir.

Elle avait pris un air méditatif, vite effacé sur ses traits, puis elle répondit :

– Je prendrai ce qui me tombera. Tant pis !

Ils se quittèrent bons amis.

Il revint quelques jours plus tard, puis une autre fois, puis souvent, vaguement attiré par la causerie naïve de la fillette abandonnée, dont le léger bavardage distrayait un peu son chagrin.

Mais quand il retournait à pied, le soir, à Montigny, il avait, en pensant à Mme de Burne, des crises épouvantables de désespoir. Avec la nuit retombaient sur lui les déchirants regrets et la jalousie féroce. Il n’avait aucune nouvelle. Il n’avait écrit à personne et personne ne lui avait écrit. Il ne savait rien. Alors, seul, sur la route noire, il imaginait les progrès de la liaison prochaine qu’il avait prévue entre sa maîtresse d’hier et le comte de Bernhaus. Cette idée fixe entrait en lui plus profondément chaque jour. Celui-là, pensait-il, donnera juste ce qu’elle demande : un amant distingué, assidu, sans exigences, satisfait et flatté d’être le préféré de cette délicieuse et fine coquette.

– 181 –

Il le comparait à lui-même. L’autre, certes, n’aurait pas ces énervements, ces impatiences fatigantes, ce besoin acharné de tendresse rendue, qui avaient détruit leur entente amoureuse. Il se contenterait de peu en homme du monde très souple, avisé et discret, car il ne semblait guère appartenir non plus à la race des passionnés.

Or, un jour, comme André Mariolle arrivait à Marlotte, il aperçut sous l’autre tonnelle de l’hôtel Corot deux jeunes gens barbus coiffés de bérets, et qui fumaient des pipes.

Le patron, un gros homme à face épanouie, vint aussitôt le saluer, car il éprouvait pour ce dîneur fidèle une sympathie intéressée, puis il dit :

– J’ai deux nouveaux clients, deux peintres, depuis hier.

– Ces messieurs là-bas ?

– Oui, ils sont déjà connus. Le plus petit a eu une seconde médaille, l’an dernier.

Et, ayant raconté tout ce qu’il savait de ces artistes en éclosion, il demanda :

– Que prenez-vous aujourd’hui, monsieur Mariolle ?

– Envoyez-moi un vermout, comme toujours.

Le patron s’éloigna.

Élisabeth parut portant le plateau, le verre, la carafe et la bouteille. Et aussitôt un des peintres cria :

– Eh bien ! petite, est-on toujours fâchée ?

– 182 –

Elle ne répondit pas, et quand elle approcha de Mariolle il vit qu’elle avait les yeux rouges.

– Vous avez pleuré ? dit-il.

Elle répondit simplement :

– Oui, un peu.

– Que s’est-il passé ?

– Ces deux messieurs là-bas se sont mal conduits avec moi.

– Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

– Ils m’ont prise pour une pas grand’chose.

– Vous vous êtes plainte au patron ?

Elle eut un haussement d’épaules désolé.

– Oh ! monsieur… le patron… le patron… je le connais…

maintenant, le patron !…

Mariolle, ému, un peu irrité, lui dit :

– Contez-moi tout ça ?

Elle conta les tentatives immédiates et brutales de ces deux rapins arrivés la veille. Puis elle se remit à pleurer, se demandant ce qu’elle allait faire, perdue en ce pays, sans protection, sans appui, sans argent, sans ressources.

Mariolle lui proposa soudain :

– 183 –

– Voulez-vous entrer à mon service ? Vous serez bien traitée chez moi ; et, quand je retournerai à Paris, vous demeurerez libre de faire ce qu’il vous plaira.

Elle le regardait en face, avec des yeux interrogateurs.

Puis tout à coup :

– Je veux bien, monsieur.

– Combien gagnez-vous ici ?

– Soixante francs par mois.

Elle ajouta, prise d’inquiétude :

– Et j’ai ma petite part des pourboires en plus. Ça fait environ soixante-dix.

– Je vous en donnerai cent.

Surprise, elle répéta :

– Cent francs par mois ?

– Oui. Ça vous va ?

– Je crois bien que ça me va !

– Vous aurez simplement à me servir, à prendre soin de mes effets, linge et habits, et à faire ma chambre.

– C’est entendu, monsieur.

– Quand viendrez-vous ?

– 184 –

– Demain, si vous voulez. Après ce qui s’est passé ici, j’irai trouver le maire, et je m’en irai de force.

Mariolle tira deux louis de sa poche, et, les lui donnant :

– Voilà votre denier à Dieu.

Une joie éclaira son visage, et elle lui dit d’un ton décidé :

– Je serai chez vous demain, avant midi, monsieur.

– 185 –

– II –

Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d’un paysan qui portait sa malle dans une brouette. Mariolle s’était débarrassé d’une de ses vieilles en décomposition généreusement, et la nouvelle venue prit possession d’une petite chambre, au second étage, à côté de la cuisinière.

Quand elle se présenta devant son maître, elle lui parut un peu différente de ce qu’elle était à Marlotte, moins expansive, plus humble, devenue la domestique du monsieur dont elle était presque la modeste amie sous la tonnelle de son auberge.

Il lui indiqua en quelques mots ce qu’elle aurait à faire. Elle écouta avec grand soin, s’installa et prit son service.

Une semaine s’écoula sans apporter dans l’âme de Mariolle un appréciable changement.

Il remarqua seulement qu’il quittait moins sa maison, car il n’avait plus le prétexte des promenades à Marlotte, et qu’elle lui semblait peut-être moins lugubre que dans les premiers jours. La grande ardeur de son chagrin se calmait un peu, comme tout se calme ; mais, à la place de cette brûlure, naissait en lui une tristesse insurmontable, une de ces mélancolies profondes pareilles aux maladies chroniques et lentes, dont on finit quelquefois par mourir. Toute son activité passée, toute la curiosité de son esprit, tout son intérêt pour les choses qui l’avaient jusqu’ici occupé et amusé étaient morts en lui, remplacés par un dégoût de tout et une nonchalance invincible qui ne lui laissait pas même la force de se lever pour une sortie. Il ne quittait plus guère sa maison, allant de son salon à son hamac, de son hamac à son salon. Ses plus grandes distractions consistaient à regarder couler le Loing et le pêcheur jeter son épervier.

– 186 –

Après ses premiers jours de réserve et de retenue, Élisabeth s’enhardissait un peu, et, remarquant, avec son flair féminin, l’abattement constant de son maître, elle lui demandait parfois, quand l’autre bonne n’était pas là :

– Monsieur s’ennuie beaucoup ?

Il répondait avec résignation :

– Oui, pas mal.

– Monsieur devrait se promener.

– Ça ne m’amuserait pas davantage.

Elle avait pour lui des attentions discrètes et dévouées.

Chaque matin, en entrant dans son salon, il le trouvait plein de fleurs, et parfumé comme une serre. Élisabeth assurément devait mettre à contribution les courses des gamins qui lui rapportaient de la forêt des primevères, des violettes, des genêts d’or, ainsi que les petits jardinets du village, où les paysannes arrosaient, le soir, quelques plantes. Lui, dans son abandon, dans sa détresse, dans sa torpeur, lui savait gré, un gré attendri, de cette reconnaissance ingénieuse et du souci deviné sans cesse en elle de lui être agréable dans les moindres choses.