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Lorsque Élisabeth entra, au premier coup de sonnette, et qu’elle le vit encore couché, elle demeura surprise, debout dans la porte ouverte, pâlie soudain, et elle demanda :

– Monsieur est malade ?

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– Oui, un peu.

– Faut-il faire venir le médecin ?

– Non. Je suis sujet à ces malaises-là.

– Qu’est-ce qu’il faut faire pour monsieur ?

Il commanda son bain quotidien, des œufs seulement pour son déjeuner, et du thé le long du jour. Mais vers une heure de l’après-midi, il fut saisi par un ennui si violent qu’il eut envie de se lever. Élisabeth, appelée sans cesse par une espèce de manie de faux malade, et qui revenait inquiète, attristée, pleine d’envie de lui être utile et secourable, de le soigner et de le guérir, le voyant agité et nerveux, lui proposa, toute rouge de son audace, de lui faire la lecture.

Il demanda :

– Vous lisez bien ?

– Oui, monsieur, dans les écoles de la ville j’ai eu tous les prix de lecture, et j’ai lu à maman tant de romans que je n’en sais plus seulement les titres.

Une curiosité lui vint, et il l’envoya chercher dans l’atelier, parmi les livres qu’il s’était fait adresser, celui qu’il préférait à tous : Manon Lescaut.

Puis elle l’aida à s’asseoir dans son lit, disposa derrière son dos deux oreillers, prit une chaise et commença. Elle lisait bien, en effet, très bien même, douée d’une espèce de don spécial d’accentuation juste et de prononciation intelligente. Elle prit intérêt, dès le début, à ce récit, et elle avançait dans l’histoire avec

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tant d’émotion, qu’il l’interrompait parfois pour l’interroger et causer un peu avec elle.

Par la fenêtre ouverte, entraient avec la brise tiède pleine de senteurs de feuillages, des chants, des trilles, des roulades de rossignols vocalisant autour de leurs femelles, dans tous les arbres du pays, en cette saison des amours revenues.

André qui regardait cette jeune fille, troublée aussi, qui suivait avec ses yeux luisants l’aventure déroulée de page en page.

Aux questions qu’il posait elle répondait avec un sens inné des choses de la tendresse et de la passion, un sens juste, mais un peu flottant dans son ignorance populaire. Et il pensait : « Elle deviendrait intelligente et fine si elle était instruite, cette gamine-là ».

Ce charme féminin déjà senti en elle lui faisait vraiment du bien dans cette après-midi chaude et tranquille, et se mêlait étrangement en son esprit au charme si mystérieux et si puissant de cette Manon qui apporte à nos cœurs la plus étrange saveur de femme évoquée par l’art humain.

Il était bercé par la voix, séduit par la fable tant connue et toujours neuve, et il rêvait d’une maîtresse volage et séduisante comme celle de des Grieux, infidèle et constante, humaine et tentante jusqu’en ses infâmes défauts, créée pour faire sortir de l’homme tout ce qu’il a en lui de tendresse et de colère, d’attachement et de haine passionnée, de jalousie et de désir.

Ah ! si celle qu’il venait de quitter avait eu seulement dans les veines la perfidie énamourée et sensuelle de cette irritante courtisane, peut-être ne serait-il jamais parti ! Manon trompait, mais elle aimait ; elle mentait, mais elle se donnait !

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Après cette journée de paresse, Mariolle s’assoupit, quand le soir vint, dans une espèce de songerie où toutes ces femmes se confondaient.

N’ayant subi, depuis la veille, aucune fatigue, et n’ayant même fait aucun mouvement, son sommeil était léger, et il fut troublé par un bruit inaccoutumé entendu dans la maison.

Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguer des pas et des mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, non point au-dessous de lui, mais dans les petites pièces attenantes à la cuisine : la lingerie et la salle de bains. Il n’y avait point pris garde.

Mais ce soir-là, las d’être couché, incapable de se rendormir avant longtemps, il prêta l’oreille et distingua des frôlements inexplicables et une sorte de clapotement. Alors il se décida à aller voir, alluma sa bougie, regarda l’heure : dix heures à peine. Il s’habilla, mit en sa poche un revolver et descendit à pas de renard, avec des précautions infinies.

En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que le fourneau était allumé. On n’entendait plus rien, puis il crut percevoir un mouvement dans la salle de bains, toute petite pièce peinte à la chaux, contenant juste la baignoire.

Il s’approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et, poussant brusquement la porte, il aperçut allongé dans l’eau, les bras flottant et les seins frôlant la surface de leurs fleurs, le plus joli corps de femme qu’il eût aperçu de sa vie.

Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.

Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant de ses yeux ardents et la bouche tendue vers elle.

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Elle comprit, et, levant soudain ses deux bras ruisselants, Élisabeth les referma derrière la tête de son maître.

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– III –

Lorsqu’elle parut devant lui le lendemain, apportant le thé, et que leurs yeux se rencontrèrent, elle se mit à trembler si fort que la tasse et le sucrier se heurtèrent plusieurs fois de suite.

Mariolle alla vers elle, prit entre ses mains le plateau, le posa sur la table, et lui dit, comme elle baissait les paupières :

– Regarde-moi, petite.

Elle le regarda, les cils pleins de larmes.

Il reprit :

– Je ne veux pas que tu pleures.

Comme il la pressait contre lui, il la sentit frémir de la tête aux pieds, et elle murmura : « Oh ! mon Dieu ! » Il comprit que ce n’était pas de la peine, que ce n’était pas du regret, que ce n’était pas du remords, qui lui faisaient balbutier ces trois mots, mais du bonheur, du vrai bonheur. Ce fut en lui un contentement étrange, égoïste, plutôt physique que moral, de sentir serrée contre sa poitrine cette petite personne qui l’aimait enfin. Il l’en remerciait comme ferait, au bord d’une route, un blessé secouru par une femme qui passe ; il l’en remerciait de tout son cœur meurtri, trahi dans ses inutiles élans, affamé de tendresse par l’indifférence d’une autre ; et il la plaignait un peu, au fond de sa pensée. La regardant ainsi, pâlie et larmoyante, avec ses yeux brûlés d’amour, il se dit tout à coup : « Mais elle est belle !

Comme une femme se transforme vite, devient ce qu’il faut qu’elle soit, suivant les désirs de son âme ou les besoins de sa vie ! »

– Assieds-toi, lui dit-il.

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Elle s’assit. Il prit ses mains, ses pauvres mains de travailleuse, devenues blanches, devenues fines pour lui, et, tout doucement, avec des phrases adroites, il lui parla de l’attitude qu’ils devaient garder l’un envers l’autre. Elle n’était plus sa domestique, mais en conserverait un peu l’apparence, afin de ne pas apporter de scandale dans le village. Elle vivrait près de lui comme une gouvernante, et lui ferait souvent la lecture, ce qui servirait de prétexte à cette situation nouvelle. Dans quelque temps même, lorsque ses fonctions de lectrice seraient tout à fait établies, il la ferait manger à sa table.

Quand il eut fini de parler, elle lui répondit simplement :

– Non, monsieur : je suis et je resterai votre servante. Je ne veux pas qu’on jase et qu’on apprenne ce qui s’est passé.