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23 août, 13 heures. À midi, je me suis retrouvée dans l’hémisphère sud, en bordure du Grand Marais, à une centaine de mètres au-dessous de l’équateur. En train d’observer le comportement d’un troupeau de sauropodes : cinq brachiosaures, deux adultes et trois jeunes, en formation de marche, les petits au centre. Par « petits », je veux dire qu’ils ne faisaient qu’une dizaine de mètres de la tête à la queue. L’appétit des sauropodes étant ce qu’il est, il nous faudra éclaircir aussi ce troupeau très bientôt, surtout si nous voulons introduire un diplodocus femelle dans la colonie. Deux espèces de sauropodes se reproduisant et mangeant comme ça pourraient dévaster l’îlot en trois ans. Personne ne s’attendait à voir les dinosaures se reproduire comme des lapins – une autre propriété de leur nature d’animaux à sang chaud, je suppose. On aurait pu s’en douter, cependant, d’après l’énorme quantité de fossiles. Si tant d’ossements ont traversé cent bons millions d’années de catastrophes en tout genre, quelle devait être la population du mésozoïque ! Une race impressionnante sous bien d’autres aspects que la masse physique.

Je viens d’avoir l’occasion de faire moi-même un peu de vide dans tout ce grouillement de vie. Une mystérieuse agitation dans le sol spongieux juste à mes pieds, et voilà que mes yeux tombent sur des œufs de tricératops en train d’éclore ! Sept gaillardes petites créatures, déjà pourvues de cornes et de becs, qui s’extirpent d’un nid en jetant des regards méfiants autour d’elles. Pas plus grosses que des chatons, mais bourrées de vitalité dès l’instant de leur naissance.

La chair du corythosaure est probablement gâtée à présent. Un esprit plus pragmatique aurait certainement amélioré son ordinaire d’un ou deux petits cératopsidés. Personnellement, je n’ai pu m’y résoudre.

Ils ont détalé dans sept directions différentes. J’ai songé un instant à en attraper un pour m’en faire un petit compagnon. Drôle d’idée.

25 août, 7 heures. Début du cinquième jour. J’ai fait trois tours complets de l’îlot. Rôder ainsi à pied est cinquante fois plus risqué que de se promener dans un module, et cinquante mille fois plus intéressant. Je campe toutes les nuits dans un endroit différent. L’humidité ne me gêne plus. Et en dépit de mon régime jockey, je me sens en bonne forme. Le dinosaure cru, je le sais maintenant, est bien meilleur que la grenouille crue. Je suis devenue une charognarde expérimentée – le bruit d’un tyrannosaure dans la forêt stimule maintenant mes glandes salivaires plutôt que mon taux d’adrénaline. Aller toute nue n’est pas déplaisant non plus. Et j’apprécie beaucoup plus mon corps, depuis que les bouffissures héritées de la civilisation ont commencé à fondre.

Je n’en continue pas moins à essayer de trouver un moyen d’alerter Habitat Vronsky. En changeant la position des miroirs réfléchissants, peut-être, de façon à lancer un S.O.S. ? Cela semble une bonne idée, mais je ne sais pas où se trouvent les commandes de l’îlot, et encore moins comment les manier. Espérons que la chance m’accompagnera encore durant trois semaines et demie.

27 août, 17 heures. Les dinosaures savent que je suis là et que je suis une espèce d’animal extraordinaire. Cela paraît bizarre ? Comment de grosses bêtes idiotes sauraient-elles quelque chose ? Elles ont de si petits cerveaux. Et mon propre cerveau doit s’être ramolli avec ce régime à base de protéines et de cellulose.

N’empêche que je commence à avoir une curieuse impression à propos de ces animaux. Je les vois me regarder. D’un étrange regard entendu, pas du tout stupide. Ils me fixent, et je les imagine en train de hocher la tête, de sourire, d’échanger des regards, de discuter de moi. Je suis censée les observer, mais je pense qu’ils m’observent aussi, d’une certaine manière.

C’est complètement fou. Je suis tentée d’effacer la présente déclaration. Mais je vais la laisser comme un témoignage du changement intervenu dans mon état psychologique, à défaut d’autre chose.

28 août, 12 heures. Encore des rêveries sur les dinosaures. J’ai décidé que le gros brachiosaure femelle – Bertha – jouait ici un rôle essentiel. Elle ne se déplace pas beaucoup, mais il y a toujours de petits dinosaures en orbite autour d’elle. De nombreux regards sont échangés. Des échanges de regards entre dinosaures ? Oui. Telle est ma perception de leur activité. J’ai définitivement le sentiment qu’il y a là une forme de communication, opérant sur une onde que je suis incapable de capter. Et Bertha paraît être un point de connexion, une sorte de grand totem, un… standard ? Qu’est-ce que je raconte ? Qu’est-ce qui m’arrive ?

30 août, 9 h 45. Quelle idiote je fais ! Me voilà bien avancée d’avoir voulu jouer les voyeurs. Suis grimpée sur un arbre pour regarder des iguanodons s’accoupler au pied de Bakker Falls. Au moment psychologique la branche casse. J’ai fait une chute de vingt mètres. Heureusement que je me suis rattrapée à une branche basse, sinon je serais morte à présent. Je souffre quand même de contusions multiples. Rien de cassé, semble-t-il, mais je n’arrive pas à me tenir sur ma jambe gauche et mon dos est dans un piteux état. Des blessures internes avec ça ? Allez savoir. Je me suis traînée dans une petite anfractuosité rocheuse près des chutes. Épuisée et sans doute fiévreuse. Le choc, probablement. Je suppose que je vais maintenant mourir de faim. C’eût été un honneur d’être dévorée par un tyrannosaure, mais périr pour être simplement tombée d’un arbre est passablement humiliant.

Un accouplement d’iguanodons est un spectacle assez impressionnant, soit dit en passant. Mais je souffre trop pour décrire la chose tout de suite.

31 août, 17 heures. Ankylosée, brisée, affamée, horriblement assoiffée. Ma jambe blessée toujours inutilisable, et quand j’essaie de ramper, ne serait-ce que sur quelques mètres, il me semble que je vais me casser en deux au niveau de la taille. Une fièvre de cheval.

Combien de temps faut-il pour mourir d’inanition ?

1er septembre, 7 heures. Trois œufs cassés près de moi quand je me suis réveillée. Les embryons encore en vie – de stégosaures, dirait-on – mais pas pour longtemps. Mon premier repas en quarante-huit heures. Ces œufs seraient-ils tombés d’un nid quelque part au-dessus de ma tête ? Est-ce que les stégosaures font leur nid dans les arbres, hé ! pauvre gourde ?

Un peu moins de fièvre. Mal partout. Ai rampé jusqu’au ruisseau et réussi à porter un peu d’eau à mes lèvres.

13 h 30. Me suis accroupie. Ai trouvé à mon réveil un quartier de viande fraîche à quelques mètres de moi. Un pilon de struthiomimus, je pense. Un vilain goût amer, mais c’est mangeable. Ai grignoté un peu, me suis rendormie, ai mangé encore. Deux stégosaures en train de brouter pas très loin, leurs petits yeux rivés sur moi. Des dinosaures plus petits tiennent une espèce de conférence près d’un bouquet de gros cycas. Et Bertha Brachiosaure joue des mâchoires dans Ostrom Meadow, supervisant toute la scène d’un œil bienveillant.

C’est absolument fou.

Je crois que les dinosaures prennent soin de moi.

2 septembre, 9 heures. Ça ne fait aucun doute. Ils m’apportent des œufs, de la viande, et même des cônes de cycas et des pousses de fougères. Au début, ils me faisaient leurs offrandes uniquement quand je dormais, mais maintenant ils s’approchent de moi à petits bonds et les déversent à mes pieds. Ce sont les struthiomimidés qui se chargent du transport – eux qui sont les ouvriers les plus petits, les plus agiles, les plus rapides. Ils me livrent leurs offrandes, me regardent droit dans les yeux, marquent un temps d’arrêt comme dans l’attente d’un pourboire. D’autres dinosaures observent de loin. Tout cela implique une certaine coordination. Je suis, semble-t-il, le centre de toute l’activité de l’îlot. J’imagine que même les tyrannosaures gardent les bons morceaux pour moi. Hallucination ? Divagation ? Délire inspiré par la fièvre ? Je me sens lucide. La fièvre est en train de tomber. Je suis encore trop faible et ankylosée pour me déplacer normalement, mais je pense que je suis en train de récupérer des effets de ma chute. Avec l’aide de mes amis.