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Tout le monde rit et ce rire me fit monter quelque chose à la gorge. Je sentis que j’allais crier ou…

Quelqu’un me tira par la manche. Je me retournai et me trouvai face à face avec l’homme aux oreilles écartées qui, cette fois, n’étaient pas roses comme d’habitude, mais ponceau. La pomme d’Adam se trémoussait comme si elle allait percer sa mince enveloppe.

« Pourquoi êtes-vous ici ? » me demanda-t-il en me vrillant de ses yeux.

Je me cramponnai à lui :

« Vite, recevez-moi dans votre bureau, tout de suite… Il faut que je vous raconte… C’est bien que ce soit à vous que… C’est peut-être affreux que ce soit justement à vous mais, au fond, ça vaut mieux… »

Lui aussi la connaissait et c’est ce qui me rendait la tâche plus pénible encore. Peut-être allait-il tressaillir en entendant mon récit et alors nous serions deux à la tuer, je ne serais pas seul pendant la dernière minute que j’avais à vivre.

La porte claqua derrière nous. Je me souviens qu’elle entraîna avec elle une feuille de papier sur le plancher. Puis un silence pesant nous recouvrit comme un manteau. Si seulement S avait dit un mot, n’importe quoi, j’aurais tout dévidé d’un seul coup, mais il se taisait.

Je commençai, tout mon être tellement tendu que les paroles résonnaient dans ma tête comme un tonnerre :

« Je crois que je l’ai toujours détestée, depuis le début. J’ai lutté… Ou plutôt, non, ce n’est pas cela, j’aurais pu lui échapper mais je n’ai pas voulu, je voulais me perdre. Elle était tout ce que j’avais de plus cher… Et même maintenant, quand je sais tout… Vous savez que le Bienfaiteur m’a fait appeler ?

– Oui.

– Il m’a dit… C’était comme si l’on enlevait le plancher sous vos pieds et que vous, avec votre table et vos papiers… Tout serait couvert de taches d’encre…

– Au fait, au fait ! Pressez-vous, d’autres attendent ! »

Je lui racontai alors, en bégayant et m’embrouillant, tout ce qui est consigné dans ces pages. Je lui parlai de mon moi véritable, de mon moi velu ; je lui expliquai ce qu’elle avait dit de mes mains, comment je n’avais pas fait mon devoir, comment je me trompais moi-même, comment elle m’avait procuré de faux certificats et comment je pourrissais chaque jour davantage. Je lui parlai des couloirs, du Mur Vert…

Tout ceci fut dit d’une façon incohérente, les phrases me venaient par grappes ou en lambeaux. Ses lèvres tordues dans un sourire moqueur me soufflaient les mots qui me manquaient et je hochai la tête pour le remercier. Il finit par parler à ma place et je ne faisais qu’approuver : « Oui, oui », « c’est bien cela, justement… »

Je sentis ma bouche se glacer comme sous l’action de l’éther et demandai avec difficulté :

« Mais comment avez-vous su… ? »

Son sourire se tordit davantage :

« Vous voulez me cacher quelque chose, vous avez énuméré tous ceux que vous avez rencontrés de l’autre côté du Mur mais vous en avez oublié un. Non ? Vous ne vous rappelez pas m’avoir aperçu, l’espace d’un éclair ? Oui, oui, moi… »

Un silence.

Et puis brusquement, la vérité se fit : lui aussi… Tout ce que j’avais apporté ici, au prix de tant de souffrances et en tendant mes dernières forces (exploit héroïque à mes yeux), c’était aussi connu et ridicule que l’histoire d’Abraham et d’Isaac lorsque Abraham, couvert d’une sueur glacée, tenait le couteau au-dessus de son fils – au-dessus de lui-même – et que la voix d’en haut éclata : « Arrête, je blaguais !… »

Je m’appuyai des deux mains sur le bord de la table et, lentement, sans quitter S des yeux, j’éloignai de lui mon fauteuil, puis, me prenant à bras-le-corps, je descendis à toute vitesse, derrière les cris et les bouches ouvertes…

Je ne me rappelle pas comment je me retrouvai dans un des cabinets de toilette du Chemin de fer souterrain.

Là-haut, tout croulait, la plus grande et la plus avancée de toutes les civilisations allait à sa ruine et en bas, où j’étais, par une ironie du sort, tout restait magnifique comme autrefois. Les murs étincelaient, l’eau coulait agréablement et, semblable à l’eau, une musique invisible se faisait entendre. Dire que tout cela est voué à la destruction, que tout se recouvrira d’herbe et que seuls les « mythes » resteront…

Je poussai un gémissement sourd, et sentis au même moment quelqu’un me caresser les genoux.

C’était mon voisin de gauche, à l’immense tête parabolique et dont le front était sillonné de lignes indéchiffrables.

« Je vous comprends parfaitement, dit-il, mais malgré tout, calmez-vous : cela ne sert de rien de vous frapper. Tout redeviendra comme auparavant. Ce qui importe, c’est que tout le monde soit au courant de ma découverte, dont je vous fais part le premier : j’ai calculé que l’infini n’existe pas. »

Je le regardai, les yeux hagards.

« Oui, je le répète, l’infini n’existe pas. Si le monde était infini, la densité moyenne de la matière serait égale à zéro. Comme elle n’est pas nulle, et nous en sommes sûrs, il s’ensuit que l’univers est limité. Il est sphérique, le carré de son rayon est égal à la densité moyenne multipliée par… Il ne me reste plus qu’à trouver le coefficient constant, et alors… Vous voyez, tout est fini, tout est simple, tout est calculable, et nous avons philosophiquement vaincu, vous comprenez ? Mais, mon cher, vous m’empêchez de terminer mes calculs par vos cris… »

Je ne sais ce qui me frappa le plus : sa découverte ou son assurance à l’instant apocalyptique que nous vivions. Il avait un carnet de notes et une règle à calcul. Je vis que, si même tout allait à sa ruine, mon devoir envers vous, mes chers inconnus, restait le même : mener mes notes à bonne fin.

Je lui demandai du papier et écrivis les dernières lignes que vous venez de lire aux sons de cette musique transparente que produisait l’eau dans les tuyaux.

Je voulais mettre un point, comme les anciens mettaient une croix sur les fosses dans lesquelles ils enfouissaient les morts, mais mon crayon me tomba des mains…

« Écoutez, dis-je à mon voisin en le tirant par la manche Écoutez, je vous dis ! Répondez-moi : de l’autre côté de la limite de votre univers fini, qu’y a-t-il ? »

Il n’eut pas le temps de me répondre car un bruit de pas descendait vers nous…

NOTE 40 – Des faits. La cloche. J’ai confiance.

Il fait grand jour. Le baromètre est à 760.

Est-ce moi, D-503, qui ai écrit ces quelques deux cents pages ? Ai-je jamais éprouvé tout cela, ou cru que je l’éprouvais ?

L’écriture est de moi, mais, heureusement, il n’y a que l’écriture.

Je n’ai plus le délire, je ne parle plus en métaphores absurdes, je n’ai plus de sentiments. J’exposerai seulement des faits. Je suis en parfaite santé. Je souris et ne puis m’en empêcher, car on m’a retiré une esquille : ma tête est légère et vide. Ou plus exactement, elle n’est pas vide mais plus rien d’étranger ne m’empêche de sourire. (Le sourire est l’état normal d’un être normal.)

Voici les faits. Le même soir, on nous emmena vers le plus proche auditorium (c’était l’auditorium 112, que je connaissais déjà). Il y avait mon voisin qui avait trouvé la limite de l’univers, moi, et tous ceux qui n’avaient pas de certificat d’Opération. On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération.

Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m’avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu’à cause de ma maladie, à cause de mon âme.