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Non, je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas immédiatement allé au Bureau des Gardiens, dès hier. Il faudra absolument que j’y aille aujourd’hui, après seize heures…

Je sors à seize heures dix et, tout de suite, je rencontre O, au premier tournant ; cette rencontre la plonge dans un enthousiasme rose.

« Elle a un esprit simple et rond, elle va comprendre et m’aider… » Et puis, non, je n’ai pas besoin d’aide : ma décision est ferme.

Les haut-parleurs de l’Usine Musicale tournent régulièrement l’Hymne – toujours le même Hymne quotidien. Il y a un charme inexplicable dans cette répétition journalière, dans cette limpidité de miroir.

« Nous allons nous promener. » Ses yeux ronds me regardent, grands ouverts ; je pénètre par ces fenêtres bleues sans rien rencontrer : à l’intérieur, il n’y a rien d’inutile ni d’étranger.

« Non, nous n’irons pas nous promener. J’ai besoin d’aller… » Je lui explique où, et, à mon étonnement, je vois le cercle rose de sa bouche se transformer en demi-lune, les pointes en bas, comme si elle avalait du vinaigre.

J’éclate :

« Vous, les femmes, vous êtes incurablement rongées de préjugés. Vous êtes absolument incapables de penser d’une façon abstraite. Excusez-moi, mais c’est tout simplement de la bêtise.

– Vous allez voir les espions… Fi ! Et moi qui avais cueilli pour vous une branche de muguet dans le Jardin Botanique.

– Pourquoi : “Et moi”, pourquoi : “Et” ? »

C’est bien d’une femme ! En colère, je l’avoue. Je saisis son muguet :

« Eh bien quoi, votre muguet ? Sentez-le, il sent bon, hein ? Alors, ayez un peu de logique. Le muguet sent bon, mais vous ne pouvez pas dire de l’odeur, de la notion même d’odeur, si elle est bonne ou si elle est mauvaise. Vous en êtes incapable, n’est-ce pas ? Il y a l’odeur du muguet, et il y a l’odeur de la jusquiame : cela fait deux odeurs. Il y avait des espions dans l’État ancien, et il y a des espions dans le nôtre… Oui, des espions, je n’ai pas peur des mots. Une chose est claire : leurs espions sont comparables à la jusquiame, les nôtres, au muguet. Oui, au muguet ! »

Le croissant rose tremble. Je crie encore plus fort :

« Oui, au muguet ! Et il n’y a pas du tout de quoi rire. »

Les sphères lisses et rondes des têtes flottent devant nous et se retournent. On me prend gentiment par la main.

« Vous êtes drôle aujourd’hui, vous n’êtes pas malade ? »

Je pense à mon rêve, à la robe jaune, au Bouddha… Je comprends que je dois aller au Bureau Médical.

« Oui, je suis malade », lui dis-je joyeusement (c’était là une contradiction inexplicable : il n’y avait pas lieu de se réjouir).

« Alors il faut aller voir le médecin tout de suite. Vous comprenez que votre devoir est d’être bien portant, on ne devrait pas avoir à vous dire cela.

– Mais oui, chère O, vous avez raison, absolument raison. »

Je ne vais pas au Bureau des Gardiens : il n’y a rien à faire, il me faut aller au Bureau Médical où l’on me retient jusqu’à dix-sept heures.

… Le soir (cela n’a pas d’importance, là-bas c’est fermé le soir) O vint me voir. Les rideaux ne furent pas baissés. Nous travaillâmes aux problèmes d’un ancien livre de mathématiques : cela purifie et calme l’esprit. O était assise, penchée sur le cahier, la tête sur l’épaule gauche ; elle s’appliquait, poussant sa langue contre sa joue. C’était tout à fait enfantin, tout à fait charmant, et je me sentais bon, simple, exact…

Elle partit, me laissant seul. Je fis deux profondes inspirations – c’est très utile avant de se coucher – et sentis tout à coup une odeur imprévue, rappelant quelque chose de très désagréable… Je trouvai rapidement : la petite branche de muguet était cachée dans mon lit. D’un seul coup, tout revint à la surface en tourbillonnant. C’était vraiment un manque de tact de sa part que de me laisser ce muguet…

« Non, je n’y suis pas allé. Mais est-ce ma faute, est-ce ma faute si je suis malade ? »

NOTE 8 – Une racine imaginaire. R-13. Le triangle.

C’était il y a longtemps, quand j’étais à l’école, que je rencontrai pour la première fois la racine de moins un. Je m’en souviens très nettement. J’étais dans une salle ronde et claire, parmi des centaines de têtes d’écoliers, avec Pliapa, notre mathématicien. Pliapa était son surnom. Il était déjà assez usé, ses boulons se dévissaient, et lorsque celui de nous qui était de service le remontait, le haut-parleur faisait toujours « Plia, plia, plia… » avant de commencer la leçon. Il fit une fois un cours sur les nombres imaginaires. Je me rappelle avoir pleuré, les coudes sur la table, et hurlé : « Je ne veux pas de la racine de moins un, enlevez-la. » Cette racine imaginaire se développa en moi comme un parasite. Elle me rongeait, et il n’y avait pas moyen de m’en débarrasser.

La voilà revenue aujourd’hui. J’ai parcouru mes notes et me suis aperçu que j’ai voulu ruser, que je me suis menti à moi-même pour ne pas la voir. Ma maladie et le reste n’existent pas, j’aurais pu y aller ; il y a huit jours, j’aurais pu y aller sans hésiter. Pourquoi maintenant… Pourquoi ?

Aujourd’hui, par exemple, à seize heures dix exactement, je me trouvais devant le mur de verre étincelant. Au-dessus de moi, les lettres d’or : « Bureau des Gardiens » brillaient comme un soleil. À travers les murs, je voyais une longue file d’unifs gris-bleu. Les visages luisaient comme des lampes dans une ancienne église. Ils étaient venus pour accomplir une action sublime : pour trahir et sacrifier sur l’autel de l’État Unique, leurs parents aimés, leurs amis, eux-mêmes. J’aurais voulu me précipiter vers eux, mais je ne pus, mes pieds étaient comme soudés aux dalles de verre. Je restai là, les yeux fixes…

« Eh, le mathématicien, à quoi pensez-vous ? »

Je tressaillis. Des yeux noirs, vernis par le rire, me fixaient ; des lèvres épaisses, comme celles d’un nègre… C’était le poète R-13, mon vieil ami, accompagné de la toute rose O.

Je me retournai en colère (je pense que s’ils ne m’avaient pas dérangé, je serais finalement entré dans le Bureau, et j’aurais arraché cette racine imaginaire soudée à ma chair).

« Je ne pense à rien, mais si vous voulez j’admirais, dis-je d’un ton assez brusque.

– Mais oui, bien sûr. Vous auriez dû être non pas mathématicien, mais poète. – Venez donc de notre côté, avec les poètes. Si vous voulez, je peux arranger cela en un clin d’œil. »

R-13 parle en s’étranglant ; les mots giclent de ses lèvres épaisses avec des éclaboussures. Il dit « poètes », et c’est toute une fontaine.

« J’ai toujours servi et servirai toujours la science », dis-je en fronçant les sourcils. Je n’aime pas les plaisanteries et ne les comprends pas. R-13 a la mauvaise habitude de plaisanter.

« Eh quoi, la science ? Votre science n’est qu’une forme de lâcheté. Vous avez beau dire, vous voulez emprisonner l’infini dans un mur et vous avez peur de regarder de l’autre côté de ce mur. Si vous regardiez vous fermeriez les yeux.

– Les murs, ce sont les fondements de toute… », commençai-je. R-13 repartit comme une fontaine, O riait, toute ronde et toute rose. Je fis un geste de la main : « Riez, ça m’est égal. J’ai autre chose en tête. » J’avais besoin d’oublier, de noyer cette damnée racine de moins un.