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Tout à coup, là, juste de l’autre côté de la vitre, un visage fit irruption. Un homme la fixait. Comme s’il n’avait pas conscience de la barrière de verre, il tenta de saisir la jeune femme d’un geste animal. Ses doigts s’écrasèrent sur l’épais hublot. Il grogna de douleur et de rage. Eileen recula en étouffant un cri. Elle n’arrivait pas à détacher son regard de ce visage méconnaissable, qu’elle identifiait pourtant. Le chef chimiste de la base n’avait plus rien de l’homme affable qui avait répondu à toutes ses questions. Son cou et sa mâchoire étaient maculés de sang. Dans la lumière froide et rasante des projecteurs, il ressemblait à un tueur. Que s’était-il passé ?

L’homme s’acharnait sur la porte. S’il réussissait à entrer, Eileen était perdue. Dans un ultime sursaut de raison, la jeune femme fit volte-face et courut vers le puits de descente. Elle dévala les rampes métalliques qui conduisaient aux ascenseurs. Elle longea le couloir poussiéreux sans même respecter les précautions qu’elle s’était imposées pour ne pas se faire surprendre. Elle arriva devant les cages. L’armoire électrique était là, sur la droite. Le jaune vif de l’équipement récent contrastait fortement avec les teintes d’oxyde et de terre qui couvraient la machinerie voisine. Eileen ouvrit le capot. Deux diodes vertes clignotaient, encadrant un énorme bouton-poussoir rouge. Sans hésiter, la jeune femme l’enfonça de toutes ses forces. Le gyrophare qui surmontait l’armoire se mit à tourner et une sirène extérieure hurla au loin. Pour la première fois depuis des nuits, Eileen éprouva un mince sentiment d’espoir. Cet émetteur-là fonctionnait.

Un bruit de verre brisé balaya le maigre réconfort qu’elle avait ressenti. L’homme allait sans doute réussir à pénétrer dans le bâtiment. Il lui coupait toute retraite vers sa cachette. Sa seule option était de descendre dans la mine et de s’y terrer. Elle ouvrit l’une des cages d’ascenseur. En entrant dans la cabine de fer suspendue au-dessus du puits, la jeune femme eut une sensation de vertige. Sa gorge se serra. Elle ne connaissait pas la mine. Elle n’y était jamais descendue. Elle savait seulement qu’à plus de quatre cents mètres sous la surface du sol, courait un labyrinthe s’étendant sur plusieurs dizaines de kilomètres. Elle entendit des pas lourds dévalant les rampes. D’un geste sec, elle referma la grille de la cage et appuya sur la commande de descente. L’homme déboucha au moment même où les grandes roues de la machinerie se mettaient en mouvement. Dans un cri rauque, bestial, le fou furieux s’agrippa à la porte grillagée de l’ascenseur. Eileen poussa un cri de terreur et se réfugia au fond de la cage. Elle voyait son visage souillé, son regard de dément, ses doigts comme des griffes tendues vers elle à travers la grille. L’homme hurlait. Les lueurs du gyrophare le rendaient plus effrayant encore. Lentement, la cabine descendit, éloignant Eileen de son assaillant.

L’ascenseur plongeait dans l’obscurité de la mine, emportant la jeune femme dans les profondeurs, au cœur d’un souterrain dont elle ne savait qu’une seule chose : il ne comportait aucune autre issue que celle-là…

La seule image qui vint à l’esprit affolé d’Eileen était celle d’un cercueil que l’on descend lentement dans sa fosse. Elle se cramponna aux barreaux métalliques. Elle sanglotait. Presque malgré elle, elle se mit à prier.

2

En novembre, la nuit tombe tôt à Édimbourg. Dès la fin de l’après-midi, la ville se transforme peu à peu dans la lumière qui décline. Tout devient alors plus feutré, plus majestueux, comme si les bâtisseurs de cette vénérable cité l’avaient conçue pour être visitée au crépuscule. Le long du Royal Mile, les étages les plus élevés des immeubles edwardiens commencent à se fondre dans la nuit. Quelques fenêtres s’éclairent. Polis par le temps, les pavés de l’avenue menant à l’imposant château fortifié qui domine la ville brillent dans la lueur des réverbères. À cette heure-là, les rares touristes à venir en cette saison ont regagné leurs hôtels. Le centre historique ressemble alors à ce qu’il était deux siècles plus tôt.

Scott Kinross avait toujours aimé s’y promener entre chien et loup. Son travail ne lui en laissait désormais plus le temps, mais il se souvenait encore de l’époque où enfant, il devait traverser le quartier pour aller chez sa tante Elizabeth sur West Bow, attendre ses parents teinturiers qui effectuaient leur tournée de livraison dans les riches maisons du centre de Old Town. Comme dans un roman de Dickens, il s’amusait à imaginer les hommes en haut-de-forme et redingote et les femmes en longues jupes bouffantes sortant des porches en riant, avec en fond sonore, le martèlement du pas des chevaux attelés aux calèches. Un peu plus loin dans la rue, les Closes — des escaliers montant depuis les quartiers de la ville basse — débouchaient en passages étroits et sombres entre les maisons. À l’époque, le jeune Scott s’en tenait éloigné et pressait le pas. S’en souvenant, Kinross eut un petit sourire. À présent, il n’avait plus peur.

Une voiture passa près de lui. Sa tante Elizabeth était morte dix ans plus tôt. Il n’était pas revenu sur le Mile depuis des années mais ce soir, il avait rendez-vous pour une fête d’anniversaire. Il s’était dit que revoir ses anciens copains le distrairait peut-être. Ces derniers temps, il en avait besoin.

Arrivé face à la vieille église au carrefour de Johnston Terrace et de Castlehill, il ralentit le pas. Déjà, il apercevait l’enseigne haute et colorée du restaurant, The Witchery. C’était l’un des meilleurs et assurément le plus original de la ville. Un antre gothique dont le propriétaire, selon la rumeur, s’adonnait à la magie noire. Pour la soirée, le lieu avait été entièrement réservé par Dave Flanington. Scott connaissait Dave depuis l’adolescence mais il n’en avait jamais été très proche. Un frimeur, plutôt gentil mais qui ne pouvait pas s’empêcher d’en faire des tonnes, le plus souvent aux frais des autres. Sans même s’en rendre compte, Scott s’était arrêté. Peut-être pour savourer le moment, peut-être parce qu’au fond, il n’avait pas vraiment envie d’aller à cette soirée. Il redoutait ces réunions. Elles étaient chaque fois l’occasion de faire un bilan, de comparer, de mesurer, et si sa carrière était passionnante, sa vie affective était un champ de ruines depuis que Diane l’avait quitté. Quatre semaines plus tôt, il n’aurait même pas répondu à l’invitation de Flanington, mais tellement de choses avaient changé depuis…

Il fit quelques pas. L’étroite porte du Witchery apparut dans la chaude lueur des flambeaux qui l’encadraient. Scott crut percevoir les premiers échos de la musique. Il eut soudain envie de faire demi-tour.

— Salut, Kinross !

Dans son dos, la voix joyeuse résonna dans la nuit. Scott se retourna et tomba nez à nez avec Mike Launders. Toujours aussi grand et large d’épaules, l’homme était accompagné d’une magnifique jeune femme à la peau mate. Il ajouta, avenant :

— Si on m’avait dit que je te trouverais là !

— Bonsoir, Mike.

— Eh bien, tu vois, Kinross, tu es la première bonne surprise de cette soirée. Finalement, la fête de Flanington ne sera peut-être pas aussi pourrie que ça.

Toujours aussi direct, ce vieux Mike.

— Je te présente Karima, reprit Launders. Elle est marocaine. Elle étudie ici, mais depuis quelques semaines, elle a aussi d’autres occupations !