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Depuis la mort de Jérôme, j’ai dû classer tous ses papiers. J’ai trouvé là beaucoup de vos lettres. L’une d’elles surtout m’a émue. C’est celle que vous lui avez écrite, il y a cinq ans, après la publication de son Journal. Je lui avais souvent dit que cette page vous offenserait. Je l’avais prié de la supprimer. Mais il était, lui, ce faible, d’une obstination et d’un courage singulier quand il s’agissait de son œuvre. Votre réponse avait été brutale. Peut-être serez-vous étonnée si je vous dis que je la trouve assez juste.

Ne croyez pas que je trahisse Jérôme mort. Je l’ai aimé; je lui demeure fidèle; mais je le juge et je ne sais pas mentir. L’écrivain, en lui, était admirable par son talent aussi bien que par sa conscience. Sur l’homme, vous avez dit la vérité. Non, Jérôme n’était pas un apôtre, ou du moins, s’il pouvait paraître tel à ses disciples, il ne nous trompa jamais, nous, ses femmes. Il avait besoin d’entourer ses actions, le choix de ses opinions politiques, toutes choses enfin, d’un halo de sainteté, mais les motifs qui le faisaient agir étaient, nous le savons, assez petits. Il se faisait une vertu de sa haine du monde, mais de celle-ci la cause profonde était sa maladive timidité. Il se montrait, pour les femmes, un ami attentif et respectueux, mais c’était là, comme vous le lui écriviez, faute de vigueur plutôt que tendresse véritable. Il fuyait les honneurs officiels, mais c’était par orgueil et par calcul bien plutôt que par humilité. Enfin il n’a jamais fait un sacrifice qui n’ait été un bénéfice et, de cette adroite maladresse, il nous fallait être des dupes.

Vraiment, je crois, Madame, qu’il n’a pas connu lui-même sa véritable nature et que cet homme, si pénétrant et si sévère quand il analysait les âmes des autres, est mort en se croyant un sage.

Ai-je été heureuse avec lui? Oui, malgré tant de déceptions, parce qu’il était un spectacle toujours neuf et un être prodigieusement intéressant. Cette duplicité même, que je viens de décrire, faisait de lui une vivante énigme. Je ne me lassais pas de l’entendre, de l’interroger, de l’observer. Surtout sa faiblesse me touchait. Mes sentiments pour lui, dans les dernières années, furent plutôt ceux d’une mère indulgente que ceux d’une femme amoureuse. Mais qu’importe la manière d’aimer, pourvu que l’on aime? Quand j’étais seule, je le maudissais; dès qu’il paraissait, j’étais reconquise. D’ailleurs il n’a jamais rien su de mes angoisses. A quoi bon? Je pensais qu’une femme qui l’eût démasqué et contraint à se regarder dans un miroir fidèle, se serait fait haïr par lui sans le convaincre. Vous-même n’avez osé parler qu’au temps où vous saviez ne plus le revoir.

Et pourtant comme vous l’aviez marqué! Depuis votre séparation, Jérôme n’a plus rien fait que récrire chaque année, près de moi, l’histoire de cette rupture. Vous étiez son unique héroïne, le personnage central de tous ses livres. Dans tous, sous des prénoms divers, je retrouvais votre coiffure de page florentin, la dignité de vos gestes, votre ardeur agressive, votre pureté dédaigneuse, et le dur éclat de vos yeux. Jamais il n’a su peindre mes sentiments, ni mes traits. Plusieurs fois il l’a essayé, pour me faire plaisir. Ah! si vous saviez comme j’ai souffert en voyant chaque fois ce personnage, qu’il modelait devant moi, évoluer malgré le sculpteur vers une femme qui vous ressemblait. Un de ces contes porte mon nom, Nadine, mais la vierge sage, inaccessible, qui en est l’héroïne, comment ne pas voir que c’est encore vous? Que de fois j’ai pleuré en copiant les chapitres où vous tenez tantôt le rôle de la fiancée mystérieuse, tantôt celui de l’épouse infidèle et adorée, tantôt celui de l’adversaire odieuse, injuste, et pourtant désirée.

Oui, depuis que vous l’avez quitté, il a vécu sur les souvenirs, sur les mauvais souvenirs que vous lui aviez laissés. J’avais essayé, moi, de lui faire une vie tranquille, saine, toute consacrée au travail. Je me demande aujourd’hui si j’ai eu raison. Peut-être un grand artiste a-t-il besoin de souffrir. Peut-être la monotonie est-elle pour lui un mal pire que la jalousie, que la haine, que la douleur. C’est un fait qu’au temps où vous étiez sa femme, Jérôme a écrit les plus humains de ses livres; c’est un fait que privé de vous, il a remâché sans fin les derniers mois de votre vie commune. La cruauté même de la lettre que j’ai sous les yeux ne l’avait pas guéri. Il a passé ses dernières années à essayer d’y répondre, dans son cœur et par ses ouvrages. Son dernier livre, inachevé, dont j’ai ici le manuscrit, est une sorte d’implacable confession où il se déchire en s’excusant. Ah! que je vous ai envié, Madame, cet affreux pouvoir de l’inquiéter que vous donnait votre froideur!

Pourquoi vous dis-je aujourd’hui ces choses? Parce que j’avais depuis longtemps besoin de les dire. Parce que vous êtes, me semble-t-il, la seule qui puisse les comprendre, et aussi parce que cette sincérité va, j’espère, m’aider à obtenir de vous une faveur. Vous savez que depuis la mort de Jérôme, on a beaucoup écrit sur lui. Je ne trouve pas que ce qui a été dit de son œuvre soit très exact, ni très profond, mais là-dessus je me garderai d’intervenir. Les critiques ont le droit de se tromper: la postérité jugera, et je crois que l’œuvre de Jérôme est de celles qui survivront. Mais je ne puis garder le même calme quand les biographes, eux, déforment sa figure et ma vie. Les détails de l’existence de Jérôme, les traits intimes de son caractère, vous seule et moi, Madame, les avons bien connus. Après avoir longtemps hésité, j’ai pensé que c’était mon devoir, avant de disparaître, que de fixer ces souvenirs.

Je vais donc écrire un livre sur Jérôme. Oh! je sais bien que je n’ai pas de talent. Mais c’est ici la matière, non la forme, qui importe. Au moins laisserai-je un témoignage; peut-être un jour quelque biographe de génie s’en servira-t-il pour un portrait définitif. Je m’efforce, depuis quelques mois, de réunir tous les documents qui me seront nécessaires. Sur une période cependant, j’ai fort peu de matériaux; c’est celle de vos fiançailles et de votre mariage. J’ai cru que ce serait un geste hardi, peu conventionnel, mais honnête et loyal, que de venir tout droit à vous et de vous demander votre appui. Je ne l’aurais probablement pas osé si je n’avais éprouvé à votre égard cette étrange, mais réelle sympathie, dont je vous parlais en commençant. Il me semble que, sans vous avoir jamais vue, je vous connais mieux que personne. Un instinct me dit que j’ai raison de vous traiter avec cette confiance presque téméraire. Ecrivez-moi, je vous prie, où et quand je pourrai vous rencontrer pour vous expliquer mes projets. J’imagine qu’il vous faudra un peu de temps pour retrouver et classer, si vous les avez conservés, des papiers déjà anciens, mais de toute manière j’aimerais à avoir, le plus tôt possible, une conversation avec vous. Je voudrais vous dire comment je conçois ce livre. Vous verrez alors que vous n’avez pas à craindre de ma part un traitement sévère, ni même partial. Bien au contraire je mettrai, je vous le promets, toute ma coquetterie à vous rendre justice[76]. Naturellement je sais que vous avez refait votre vie, et j’aurai grand soin de ne rien citer, ni conter, qui puisse aujourd’hui vous embarrasser. Je vous remercie à l’avance de ce que vous ferez, j’en suis certaine, pour rendre ma tâche plus facile.

Nadine Jérôme-Vence.

P.—S. — Je vais, cet été, me rendre à Uriage[77] où Jérôme vous fut présenté, pour mieux décrire, en le peignant d’après nature, le décor de sa rencontre avec vous, sur la terrasse de l’Hôtel Stendhal. Il me serait utile aussi de visiter la propriété de vos parents.

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76

je mettrai… toute ma coquetterie à vous rendre justice — je tâcherai de vous rendre justice, car ma coquetterie de femme est flattée d’avoir eu une rivale digne d’être aimée.

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77

Uriage — petite ville au Sud-Est de la France, près de Grenoble.