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Comme toujours il entra en rêverie. „Tu aimais le printemps. Le premier jour où tu pouvais sortir sans manteau, avec quelques fleurs au revers de ton tailleur, tu avais chaque année un air triomphant. Jamais plus je ne verrai ta démarche de déesse…“ Malgré lui il tourna la tête. Une jeune femme vêtue de noir venait d’entrer dans l’allée; elle s’arrêta à dix mètres de lui devant une tombe. Elle portait dans ses bras une gerbe qu’elle disposa sur une pierre d’un mouvement gracieux. Puis elle s’agenouilla sur le soubassement.

Son chapeau cachait en partie son visage. Etienne guetta le moment où elle tournerait la tête. Quand elle se releva, il vit qu’elle pleurait. Ses traits étaient graves et purs. Les cheveux noirs encadraient un front haut. Le manteau, longue jaquette, soulignait une taille étroite. Elle ne regarda pas autour d’elle avant de s’éloigner. Se glissant entre tombes et caveaux, elle rejoignit la grande allée. Lorsqu’il entendit s’éloigner le bruit de ses pas sur le gravier, il alla regarder la pierre devant laquelle la jeune femme s’était agenouillée. Il lut: Antoine Constant — 1891–1928. Elle pleurait donc un mari, non un père, ni un fils. Puis il pensa: „Peut-être un amant“. Mais il ne le crut pas.

Le jeudi suivant, sans se rendre compte qu’il espérait la revoir, il vint exactement à la même heure. Elle ne parut pas. Il attendit longtemps et sa méditation fut plus triste encore que de coutume. Il s’apitoyait sur lui-même. Sa vie était tout à fait vide. Il n’avait pas d’amis intimes. Lucile et lui tenaient sévèrement leurs familles à distance pour ne pas leur permettre d’envahir deux vies qui se suffisaient l’une à l’autre.

„Quelle différence, pensa-t-il, entre ce qu’étaient alors nos soirées et ma présente solitude! Qu’il est triste de dîner rapidement, sans appétit, puis de gagner son fauteuil, de lire les journaux du soir, d’essayer en vain de s’intéresser à un livre, puis d’attendre pendant des heures un sommeil qui ne vient plus“.

Son travail l’avait passionné quand il le partageait avec sa femme. Il lui lisait une phrase, attendait sa réaction, toujours sensible et intelligente. L’heure venue ils gagnaient leur chambre. Qu’elle était adorable en toilette de nuit, ses cheveux défaits. Serait-il à jamais privé de ce qui était le plaisir le plus vif?

Jamais plus! Il fallait bien dire „Jamais plus“ aux caresses, puisque l’idée de se remarier, ou même de courtiser une autre femme lui paraissait sacrilège. Comment aurait-il répété à une autre les mots qu’il avait trouvés pour celle-ci? Comment eût-il introduit une intruse dans un logis qu’il avait tout entier consacré à la mémoire de Lucile? Il y avait des portraits d’elle sur tous les meubles. Dans les armoires les robes restaient là où elle les avait accrochées. Mme Auban, sa belle-mère, qui habitait la province, avait suggéré, après l’enterrement, qu’il devrait les donner à des œuvres[96].

— Mais oui… Bien sûr… Vous ne pouvez rien en faire, mon pauvre ami… Elles ne feront que vous attrister.

Cette pensée lui avait paru coupable et vile.

Près de lui une vieille femme passa. Elle portait de l’eau dans une boîte de fer-blanc, sans doute pour ranimer des fleurs. Un nuage passa devant le soleil. Etienne frissonna et, après un dernier regard à la plaque de marbre gris, partit. Mais sans l’avoir voulu, au lieu de regagner directement la grande allée, il fit un coude et passa devant la tombe d’Antoine Constant. Une botte d’iris, encore fraîche, l’ornait. L’inconnue était venue la veille, peut-être le matin.

Deux jeudis encore, il ne la vit pas. Le troisième, quand il arriva, elle était déjà là. Etienne eut l’impression qu’elle jetait de rapides coups d’œil, à la dérobée, sur les fleurs qu’il développait. C’était des tulipes, rouges et jaunes. „Non, ça ne fait pas deuil“, pensai t-il. „Pas du tout… Mais tu les aurais aimées. Tu disais: il faut réveiller cet austère bureau… Hélas! C’est toi seule que je voudrais réveiller, tes joues embaumées, ton front tiède“. Puis, coulant à son tour un regard vers la dame en noir, il observa ce qu’elle avait apporté. Elle avait, comme lui, choisi ce jour-là des couleurs vives, mais des œillets, non des tulipes.

Après cela il la vit chaque jeudi. Elle arrivait tantôt avant, tantôt après lui, mais restait fidèle au jeudi. „Cela ne peut être à cause de moi“, se disait-il. Pourtant il attendait sou arrivée avec une vague émotion. Chacun des deux donnait de grands soins au choix des fleurs et observait maintenant plus franchement ce que l’autre offrait à une ombre. Il s’établissait entre eux une sorte de compétition et les morts en profitaient, car la qualité des gerbes allait s’améliorant. Ils apportèrent en même temps les premières roses, mais celles de la dame étaient rouges, celles d’Etienne, rose thé. Puis ils tirèrent de véritables feux d’artifice de glaïeuls multicolores.

Il attendait qu’elle fût assez loin avant de partir lui-même, craignant de l’embarrasser s’il avait l’air de la suivre, de chercher à lui parler. Elle ne le souhaitait évidemment pas, car elle marchait d’un pas rapide, sans regarder derrière elle.

Un jour de mai, comme il débouchait de la rangée des nécropoles cossues et allait vers la tombe de Lucile, il entendit un bruit de voix et vit le gardien, qu’il connaissait, tenant par le bras la vieille femme que lui-même avait remarquée plusieurs fois alors qu’elle portait un récipient plein d’eau. Elle cherchait à se dégager. Le gardien semblait prendre à témoin la jeune femme en noir et, lorsqu’il aperçut Etienne, dit:

— Tenez, voilà Monsieur qui est aussi dans le coup[97].

Etienne, sa gerbe à la main, s’approcha du groupe:

— Que se passe-t-il?

— Il se passe, dit le gardien, que j’ai pris cette femme en train de voler des fleurs… Oui, Madame… Elle en a pris, entre autres, qui étaient à vous, et aussi à vous, Monsieur… Voilà plusieurs semaines que je la guette, mais cette fois, la main dans le sac…[98]

La jeune femme semblait bouleversée.

— Lâchez-la, dit-elle. Pour moi, cela n’a aucune importance. Ces fleurs étaient fanées; je venais justement pour les remplacer.

— Fanées? dit le gardien. Pas toutes… Elle sait bien choisir, dans chaque bouquet, ce qui peut encore tenir… Tenez, allez voir, au numéro 107, huitième division, comment elle s’arrange… Elle a dans son bocal une botte de muguets qui ne lui a pas coûté cher, je vous assure. Ils sont venus de partout.

— Où est le mal? dit la jeune femme. Elle ne les prend pas pour les vendre.

— Pourquoi faites-vous ça? dit Etienne à la vieille.

Il la regarda mieux; elle n’avait pas un visage vulgaire; elle baissait les yeux.

— Pourquoi faites-vous ça? répéta-t-il. Vous n’avez pas d’argent pour acheter des fleurs? C’est ça?

Elle releva la tête:

— Bien sûr, c’est ça… Qu’est-ce que ça pourrait être?.. Qu’est-ce que vous feriez, vous, Madame, si vous aviez là-bas la tombe de votre fils… et un mari si avare qu’il vous refuse même un brin de muguet, même un bouquet de violettes?.. Hein? Qu’est-ce que vous feriez?

— Je ferais comme vous, dit bravement la dame en noir.

— Oui, dit le gardien, mais moi j’ai une consigne.

Enlevant son képi, il lâcha la vieille et prit Etienne à témoin.

— Enfin, Monsieur… Quoi? Vous avez été dans l’armée, sûrement?.. Une consigne est une consigne… Je ne suis pas plus dur qu’un autre, mais service, service…

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96

des œuvresici: les œuvres de bienfaisance, sociétés qui s’occupent de secourir les pauvres.

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97

qui est aussi dans le coup — que cela regarde aussi.

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98

la main dans le sac — au moment où elle volait les fleurs.