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— Je ne sais, Monsieur, si vous avez jamais entendu parler de la Grande Rhétorique du lycée Henri IV, la Rhétorique de 1893, aussi célèbre autour du Panthéon que la grande promotion de Normale qui fut, vous le savez, celle de Taine, de Prévost-Paradol, de Sarcey et d’Edmond About[131]. Cette classe fut, comme me le répète, chaque fois que je le rencontre, un de nos anciens maîtres, une „pépinière d’hommes illustres“, puisqu’on y trouvait en même temps Beltara, Lambert-Leclerc, Fabert et moi-même. Lambert-Leclerc, qui se préparait déjà à la vie publique, passait avec Fabert ses après-midi aux courses…

— Respecte mon Excellence, dit le ministre.

— Ton Excellence était le seul d’entre nous dont le tempérament d’adolescent permît alors de prévoir l’avenir. Beltara ne montrait aucun goût particulier pour le dessin, Fabert aucune aptitude pour le théâtre. Notre professeur de lettres, le père Hamelin, lui disait: „Mon pauvre Fabert, vous ne saurez jamais le français“. Jugement juste, mais qu’un public ignorant semble aujourd’hui réviser. Quant à moi, mon grand plaisir artistique était alors de dessiner Vénus[132] sur les marges de mes cahiers. Chalonnes complétait notre groupe.

C’était un garçon blond, aux traits fins et charmants, qui travaillait peu, lisait beaucoup, choisissait à ravir ses poètes et ses cravates, et avait pris sur nous, par la sûreté de son goût, une grande autorité. Vers ce temps-là, ayant Lu L’histoire des Treize[133], nous décidâmes de fonder, nous quatre et Chalonnes, la société des „Cinq“ d’Henri IV. Chacun des „Cinq“ devait, dans la vie, soutenir les quatre autres en toutes circonstances. Il fut convenu qu’argent, influence, relations, tout ce qu’un des „Cinq“ pourrait obtenir serait mis au service de la communauté. C’était un beau projet, mais ce ne fut qu’un projet, parce que la fin de nos études nous sépara. Son Excellence et moi, nous fîmes notre droit; Fabert, qui avait besoin de gagner sa vie, entra dans la banque de son oncle; Beltara commença la médecine. Le régiment[134] nous dispersa plus complètement encore, puis le hasard. Pendant six ans nous n’eûmes les uns des autres que des nouvelles tout à fait rares.

Au Salon[135] de 1900, je vis pour la première fois une toile de Beltara. Je fus surpris de le retrouver peintre, plus surpris encore de constater son talent. C’est toujours avec un étonnement profond qu’on en découvre chez un ami d’enfance. L’idée que les hommes de génie ont été les camarades de quelqu’un ne nous aide pas à comprendre que l’un d’eux a pu être le nôtre. Je lui écrivis. Il m’invita à venir le voir. Son atelier me plut, j’y revins plusieurs fois et après un long échange de lettres et de télégrammes je finis par organiser un dîner des „Cinq“. Là, chacun raconta ce qu’il avait fait depuis le lycée.

Par une suite d’accidents assez curieux, trois d’entre nous s’étaient écartés de la carrière choisie pour eux par leurs parents. Beltara, ayant eu pour maîtresse un modèle, avait fait d’elle pour son propre plaisir des esquisses qui s’étaient trouvées bonnes. Cette femme l’avait amené chez des peintres. Il avait travaillé, réussi et, après quelques mois, renoncé à poursuivre ses études de médecine.

Puis, retournant dans son Midi natal, il avait peint de nombreux portraits de négociants marseillais et de leurs femmes, et avait gagné une vingtaine de mille francs qui lui avaient permis de travailler, dès son retour à Paris, pour lui-même. Il me montra des toiles qui „affirmaient un tempérament“, comme disaient alors les critiques d’art.

Fabert, ayant fait jouer un acte par des amateurs pendant une soirée chez son oncle, avait reçu de grands compliments d’un vieil auteur ami de la maison. Cet homme généreux, qui l’avait pris en amitié, venait de présenter à l’Odéon[136] la première pièce de notre camarade: La Steppe. Lambert-Leclerc était secrétaire d’un sénateur de l’Ardèche[137], qui s’engageait à faire de lui un sous-préfet. Moi, j’avais écrit des nouvelles dont j’imposai la lecture aux „Cinq“.

Chalonnes nous avait écoutés en silence. Il me dit sur mes premiers essais des choses fines et justes, me signala que le sujet de l’un d’eux était un renversement d’une nouvelle de Mérimée et que mon style se rapprochait un peu trop de celui de Barrés[138] que j’admirais fort. Il avait vu la pièce de Fabert et lui indiqua, avec un sens étonnant de la technique théâtrale, une scène à remanier. Avec Beltara, il fit le tour de l’atelier et parla de l’impressionnisme[139] avec une compétence proprement admirable. Puis, pour le bénéfice de Lambert-Leclerc, il analysa la situation politique dans l’Ardèche et prouva une connaissance exacte du sujet. Nous retrouvâmes tous notre impression ancienne que Chalonnes était le plus brillant de notre groupe, et c’est avec une sincère humilité que nous lui demandâmes de nous raconter à son tour le début de sa carrière.

Ayant hérité, à dix-huit ans, — une fortune assez confortable[140] il s’était installé dans un petit appartement, avec ses livres, et il y travaillait, nous dit-il, à plusieurs ouvrages.

Le premier devait être un grand roman dans la manière du Wilhelm Meister, de Gœthe, et ne formait d’ailleurs que le premier volume d’une Nouvelle Comédie humaine[141]. Il pensait aussi à une pièce de théâtre qui tiendrait à la fois de Shakespeare, de Molière et de Musset: „Vous comprenez ce que je veux dire, fantastique et ironique, légère et profonde“. Enfin, il avait commencé une Philosophie de L’Esprit „qui s’apparentait à Bergson[142], me dit-il, mais allant beaucoup plus loin dans les analyses“.

J’allai le voir, et son appartement me parut, à moi qui vivais alors dans une chambre d’hôtel meublé, l’endroit le plus charmant du monde. Des meubles anciens, quelques moulages du Louvre, une bonne copie d’un Holbein, des rayons chargés de livres bien reliés, un dessin authentique de Fragonard, formaient un ensemble „artiste“[143].

Il m’offrit une cigarette anglaise, de couleur et de saveur surprenantes. Je demandai à voir le commencement de la Nouvelle Comédie humaine, mais la première page n’était pas tout à fait achevée. De sa pièce de théâtre, il avait le titre; de la Philosophie de L’Esprit une douzaine de fiches. Mais il me montra longuement un petit Don Quichotte romantique, avec de charmants dessins, qu’il venait d’acheter chez son voisin le bouquiniste, des autographes de Verlaine, des catalogues de marchands de tableaux. Je passai l’après-midi avec lui; il était un compagnon très agréable.

* * *

Ainsi le hasard avait reconstitué le groupe des „Cinq“, qui devint plus solide que jamais.

Chalonnes n’ayant rien à faire, assurait la liaison. Souvent, il passait ses journées dans l’atelier de Beltara. Depuis que celui-ci avait fait le portrait de Mrs.[144] Jarvis, l’ambassadrice américaine, il était à la mode. Beaucoup de jolies femmes venaient se faire peindre par lui et amenaient leurs amies pour assister aux séances de pose ou pour voir l’œuvre terminée. L’atelier était plein d’Argentines aux yeux admirables, d’Américaines blondes, d’Anglaises esthètes qui comparaient notre ami à Whistler[145]. Beaucoup de ces femmes venaient pour Chalonnes qui les amusait et leur plaisait. Beltara, qui avait vite mesuré la puissance d’attraction de notre ami, se servait de cet appât avec adresse. Chalonnes avait là son fauteuil à lui, sa boîte de cigares à sa droite, son sac de bonbons à sa gauche. II meublait l’atelier[146], et, pendant les séances de pose, était chargé de distraire le modèle. Il avait aussi su se rendre indispensable par une sorte d’instinct de la composition picturale. Personne mieux que lui ne trouvait le décor et la pose qui convenaient à tel visage. Doué d’un sens rare de la beauté des tons, il indiquait au peintre un jaune ou un bleu fugitifs qu’il fallait saisir aussitôt. „Mon vieux, tu devrais taire de la critique d’art“, lui disait Beltara, émerveillé de tant de dons.

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131

la Grande Rhétorique — la classe de rhétorique, dernière classe dans les écoles secondaires françaises, qu’on nomme aujourd’hui classe de première (rhétorique — science qui enseigne l’art de bien parler). Le Panthéon — célèbre édifice parisien, nécropole des grands hommes de France, situé au quartier Latin où se trouvent plusieurs établissements d’enseignement supérieur. La Normale — Ecole Normale Supérieure à Paris qui prépare les professeurs d’enseignement secondaire. Taine, Hippolyte (1828–1893) — historien et critique français. Prévost-Paradol, Lucien Anatole (1829–1870) — homme politique et journaliste français. Sarcey, Francisque (1827–1899) — critique dramatique et romancier français. About, Edmond (1828–1885) — écrivain français.

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132

Vénus — déesse de l’amour chez les Romains anciens.

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133

Histoire des Treize — par d’Honoré de Balzac.

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134

le régiment — le service militaire.

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135

Salon (m) — exposition d’œuvres d’art à Paris.

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136

l’Odéon — théâtre de Paris.

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137

l’Ardèche — département au Sud de la France.

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138

Barres, Maurice (1862–1923) — écrivain français.

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139

l’impressionnisme — école de peinture de la fin du XIXe siècle qui cherchait à rendre l’impression spontanée que produisent sur nous les objets du monde extérieur.

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140

une fortune confortable — une fortune qui lui permettait de vivre dans le confort.

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141

Wilhelm Meister — roman de Wolfgang Goethe; Nouvelle Comédie humaine — par imitation de la Comédie humaine, série de romans de Balzac.

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142

Bergson, Henri (1859–1941) — philosophe français.

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143

moulages (m pl) du Louvre — copies des sculptures du Louvre; Holbein, Hans (1497–1543) — peintre allemand; Fragonard, Jean-Honoré (1732–1806) — peintre français.

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144

Mrs. [' misiz] (angl.) — madame.

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145

Whistler, James (1834–1903) — peintre impressionniste d’origine américaine.

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146

il meublait l’atelier — il emplissait l’atelier de sa présence.