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— Conduis-moi chez cette dame.

Mme Kiriline était d’une beauté surprenante. Elle fit, d’une voix douce, des remarques fines et mélancoliques sur l’enfance. Bertrand s’assit et ne quitta plus le compartiment. Quand le maître d’hôtel parut, il prit quatre tickets et les voyageurs déjeunèrent ensemble. Les enfants, silencieux, écoutaient les parents citer des titres de livres, des noms de musiciens. Ils se sentaient oubliés. De temps à autre, Jean-Louis regardait Alain et ses yeux semblaient dire: „Tu vois, c’est ainsi qu’elle est…“ En sortant de table, Bertrand, sans y penser, entra dans le compartiment de Mme Kiriline et les enfants, allèrent jouer dans le couloir.

— Nos fils font bon ménage, dit-elle… J’espère qu’ils pourront se voir un peu là-bas.

Il hésita un instant.

— Je m’excuse, dit-il, de vous parler d’un sujet qui me regarde si peu, mais les hasards d’une confidence d’enfant m’en font presque un devoir… Vous ne vous rendez certainement pas compte de l’état d’esprit de votre fils… Savez-vous ce qu’il a dit au mien?

Mme Kiriline parut bouleversée. Par la fenêtre on voyait les collines devenir des montagnes, les sapins succéder aux chênes, les chalets aux maisons, les torrents aux rivières.

— Mon Dieu! dit-elle… Mais c’est affreux… Pauvre petit… Je sentais bien qu’il n’aimait pas cette école, mais je mettais cela sur le compte de la paresse… Et surtout de la jalousie… Car il déteste mon mari, et il a tort, car que pourrais-je faire sans un homme dans la maison? Même pour lui, ce sera bientôt un précieux appui…

— Bien sûr, dit Bertrand, mais voire fils est un enfant; il ne raisonne pas.

Elle avait les yeux pleins de larmes.

— Que faire? dit-elle. Pensez-vous que je devrais le ramener à Paris et renoncer à ce projet? Mon mari serait si fâché… Il dit que je gâte Jean-Louis et que je le jetterai dans la vie très mal préparé… Je crois qu’il a raison. Jean-Louis est un petit garçon qui a trop d’imagination… Depuis ce mariage il croit qu’il est une victime… Ce n’est pas vrai, pas vrai du tout, mais quand un entant s’est mis une idée dans la tête…

Mme Kiriline et son fils descendirent deux ou trois stations avant Bertrand. Quand ils furent partis, Alain resta quelques instants silencieux.

— Papa, dit-il enfin, si les grands sont trop méchants, je vous télégraphierai et vous viendrez me chercher, n’est-ce pas?

LA FOIRE DE NEUILLY[266]

— Bonnivet avait cinq ou six ans de plus que moi, dit Maufras, et sa carrière avait été si brillante, si rapide, que je l’avais toujours considéré plutôt comme un patron que comme un ami. Je lui devais beaucoup de reconnaissance. C’était lui qui m’avait appelé à son cabinet au moment où il était devenu Ministre des Travaux Publics, lui encore qui, lorsque le ministère était tombé, m’avait admirablement „casé“ dans l’administration préfectorale.

„Quand il revint au pouvoir, il prit les Colonies[267]; j’avais alors à Paris un poste agréable et lui demandai de m’y laisser. Nos relations demeuraient affectueuses et nos deux ménages prenaient souvent leurs repas ensemble, chez l’un ou chez l’autre. Nelly Bonnivet était une femme de quarante ans environ, encore jolie, adorée par son mari et parfaite épouse de ministre. J’étais marié depuis dix ans et vous savez combien Madeleine et moi avons toujours été heureux.

„Au début de juin, les Bonnivet nous invitèrent à dîner dans un des restaurants du Bois. Nous étions six: la soirée fut gaie; vers minuit, nous n’avions nulle envie de nous séparer. Bonnivet, qui était d’humeur exquise, proposa d’aller à la Foire de Neuilly. Il aime, quand il est au pouvoir, à jouer au sultan Haroun-al-Raschid[268] et à entendre, sur son passage, la foule murmurer: „Tiens, c’est Bonnivet“.

„Trois couples mûrissants qui essaient en vain de trouver à des jeux puérils la saveur de l’enfance, donnent un spectacle assez mélancolique. Nous gagnâmes, en diverses loteries, des macarons[269], des bateaux de verre filé et des animaux de pain d’épice; les trois hommes abattirent des pipes tournantes et des coquilles d’œuf que soulevait un jet d’eau languissant. Puis nous arrivâmes devant un chemin de fer circulaire que recouvrait, après un ou deux tours à ciel ouvert, une bâche formant tunnel. Nelly Bonnivet proposa d’y monter; Madeleine ne semblait pas trouver le jeu bien drôle ni les coussins très propres, mais elle ne voulut pas troubler la tête et nous prîmes des tickets. Dans le tumulte du départ, notre groupe fut coupé en deux tronçons. Je me trouvai seul dans un compartiment avec Nelly Bonnivet.

„Ce petit train tournait fort vite et les courbes en avaient été dessinées de façon à projeter les uns sur les autres les occupants des voitures. Mme Bonnivet, au premier tournant, faillit tomber dans mes bras. A ce moment la bâche nous plongea dans l’obscurité et je serais tout à fait incapable de vous expliquer ce qui se passa pendant les quelques secondes qui suivirent. Nos corps agissent quelquefois sans contrôle de la conscience. Toujours est-il que[270] je sentis Nelly à demi étendue sur mes genoux et que je la caressai comme un soldat de vingt ans caresse la fille qu’il a emmenée à la foire du village. Je cherchai ses lèvres, toujours sans savoir ce que je taisais et au moment où, sans rencontrer de résistance, je les atteignais, la lumière revint. D’un commun accord nous nous écartâmes l’un de l’autre avec une extrême brusquerie et nous nous regardâmes, éblouis, stupéfaits.

„Je me souviens d’avoir essayé alors de comprendre ce qu’exprimait le visage de Nelly Bonnivet. Elle remettait ses cheveux en ordre, me regardait gravement et ne disait pas un mot. Ce moment de gêne fut très bref. Déjà le train freinait et un instant plus tard nous retrouvions, sur la plate-forme circulaire, Bonnivet, Madeleine et les deux autres.

„— Ceci est vraiment un peu trop jeune pour nous, dit Bonnivet avec ennui; je crois qu’il est temps d’aller se coucher.

„Madeleine l’appuya et nous regagnâmes la Porte Maillot[271] où le groupe se disloqua. En baisant la main de Nelly, je cherchai ses yeux; elle parlait gaiement avec Madeleine et partit sans un signe.

„Je ne pus dormir. Cette aventure inattendue troublait l’équilibre, si parfaitement stable, de ma vie. Je n’avais jamais été un coureur de femmes et moins que jamais depuis mon mariage. J’aimais Madeleine de tout mon cœur et il existait entre nous une confiance tendre et sans réserve. Pour Bonnivet j’avais de l’affection et une sincère gratitude. Le diable était que malgré tout, je brûlais d’envie de revoir Nelly et de savoir ce que signifiait son regard après l’abandon. Surprise? Rancune? Vous savez quelle fatuité se cache au cœur des hommes les plus modestes. J’imaginais une longue passion silencieuse se déclarant soudain à la faveur d’un hasard. Près de moi dans son lit jumeau du mien[272], Madeleine respirait doucement.

„Le lendemain matin, je fus très occupé et n’eus guère le loisir de penser à ce surprenant épisode. Le jour suivant, je fus appelé au téléphone:

„— On vous demande du Ministère des Colonies, dit une voix… Restez à l’appareil, le Ministre veut vous parler… Ne quittez pas.

„Un frisson traversa mes reins. Jamais Bonnivet ne téléphonait lui-même. Invitations et réponses étaient transmises par nos deux femmes. Il ne pouvait s’agir que de cette stupide aventure.

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266

Neuilly-sur-Seine — banlieue de Paris près du Bois de Boulogne (grand parc de Paris, promenade favorite des parisiens.), où chaque été il y a une grande foire.

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267

Les Colonies — le poste de ministre des Colonies.

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268

Haroun-al-Raschid (765–809) — calife de Bagdad qui avait l’habitude de sortir la nuit incognito pour écouter les conversations des gens du peuple.

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269

macarons (m pl) — petits gâteaux secs en pâte d’amandes.

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270

toujours est-il que… — tout ce que je puis dire, c’est que…

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271

La Porte Maillot — porte par laquelle on entre dans le Bois de Boulogne.

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272

jumeau du mien — tout pareil et placé à côté du mien.