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— Oui, naturellement… D’ailleurs elle vous le confirmera tout à l’heure… Reste à régler une question assez délicate… Les trois cents dollars que je vous ai versés, et qui constituaient à peu près tout mon avoir, sont-ils irrémédiablement acquis au Thanatos ou puis-je, pour prendre nos billets, en récupérer une partie?

— Nous sommes d’honnêtes gens, monsieur Monnier… Nous ne faisons jamais payer des services qui n’ont pas été réellement rendus par nous. Dès demain matin, la caisse établira votre compte à raison de vingt dollars par jour de pension, plus le service, et le solde[61] vous sera remboursé.

— Vous êtes tout à fait courtois et généreux… Ah! Mr. Boerstecher, quelle reconnaissance ne vous dois-je point! Un bonheur retrouvé… Une nouvelle vie…

— A votre service, dit Mr. Boerstecher.

Il regarda Jean Monnier sortir et s’éloigner. Puis il appuya sur un bouton et dit:

— Envoyez-moi Sarconi.

Au bout de quelques minutes, le concierge parut.

— Vous m’avez demandé, Signor[62] Directeur?

— Oui, Sarconi… Il faudra, dès ce soir, mettre les gaz au 113… Vers deux heures du matin.

— Faut-il, Signor Directeur, envoyer du Somnial avant le Léthal?[63]

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire… Il dormira très bien… C’est tout pour ce soir, Sarconi… Et demain les deux petites du 17, comme il était convenu.

Comme le concierge sortait, Mrs. Kirby-Shaw parut à la porte du bureau.

— Entre, dit Mr. Boerstecher. Justement j’allais te faire appeler. Ton client est venu m’annoncer son départ.

— Il me semble, dit-elle, que je mérite des compliments… C’est du travail bien fait.

— Très vite… J’en tiendrai compte.

— Alors c’est pour cette nuit?

— C’est pour cette nuit.

— Pauvre garçon! dit-elle. Il était gentil, romanesque…

— Ils sont tous romanesques, dit Mr. Boerstecher.

— Tu es tout de même cruel, dit-elle. C’est au moment précis où ils reprennent goût à la vie que tu les fais disparaître.

— Cruel?.. C’est en cela au contraire que consiste toute l’humanité de notre méthode… Celui-ci avait des scrupules religieux… Je les apaise.

Il consulta son registre:

— Demain repos… Mais après-demain, j’ai de nouveau une arrivée pour toi… C’est encore un banquier, mais Suédois cette fois… Et celui-là n’est plus très jeune.

— J’aimais bien le petit Français, fit-elle, rêveuse.

— On ne choisit pas le travail, dit sévèrement le Directeur. Tiens, voici tes dix dollars, plus dix de prime.

— Merci, dit Clara Kirby-Shaw.

Et comme elle plaçait les billets dans son sac, elle soupira.

Quand elle fut sortie, Mr. Boerstecher chercha son crayon rouge, puis, avec soin, en se servant d’une petite règle de métal, il raya de son registre un nom.

LA CARTE POSTALE

— J’avais quatre ans, dit Nathalie, quand ma mère quitta mon père pour épouser ce bel Allemand. J’aimais beaucoup papa, mais il était faible et résigné; il n’insista pas pour me garder à Moscou. Bientôt, contre mon gré, j’admirai mon beau-père. Il montrait pour moi de l’affection. Je refusais de rappeler Père; on finit par convenir que je le nommerais Heinrich, comme faisait ma mère.

Nous restâmes trois années à Leipzig, puis maman dut revenir à Moscou pour arranger quelques affaires. Elle appela mon père au téléphone, eut avec lui une conversation assez cordiale et lui promit de m’envoyer passer une journée chez lui. J’étais émue, d’abord de le revoir, et aussi de retrouver cette maison où j’avais tant joué et dont je gardais un merveilleux souvenir.

Je ne fus pas déçue. Le suisse devant la porte, la grande cour pleine de neige ressemblaient aux images de ma mémoire… Quant à mon père, il avait fait des efforts immenses pour que cette journée fût parfaite. Il avait acheté des jouets neufs, commandé un merveilleux déjeuner et préparé pour la nuit tombante un petit feu d’artifice dans le jardin.

Papa était un homme très bon, mais d’une maladresse infinie. Tout ce qu’il avait organisé avec tant d’amour échoua. Les jouets neufs ne firent qu’aviver mes regrets de jouets anciens que je réclamai et qu’il ne put retrouver. Le beau déjeuner, mal préparé par des domestiques que ne surveillait plus aucune femme, me rendit malade. Une des fusées du feu d’artifice tomba sur le toit, dans la cheminée de mon ancienne chambre et mit le feu à un tapis. Pour éteindre ce commencement d’incendie, toute la maison dut faire la chaîne avec des seaux et mon père se brûla une main, de sorte que ce jour qu’il avait voulu si gai me laissa le souvenir de flammes terrifiantes et de l’odeur triste des pansements.

Quand le soir ma Fräulein[64] vint me rechercher, elle me trouva en larmes. J’étais bien jeune, mais je sentais avec force les nuances de sentiments. Je savais que mon père m’aimait, qu’il avait fait de son mieux et qu’il n’avait pas réussi. Je le plaignais et, en même temps, j’avais un peu honte de lui. Je voulais lui cacher ces idées, j’essayais de sourire et je pleurais.

Au moment du départ, il me dit que c’était l’usage en Russie de donner à ses amis, pour Noël, des cartes ornées, qu’il en avait acheté une pour moi et qu’il espérait qu’elle me plairait. Quand je pense aujourd’hui à cette carte, je sais qu’elle était affreuse. En ce temps-là j’aimai, je crois, cette neige pailletée faite de borate de soude[65], ces étoiles rouges collées derrière un transparent bleu de nuit et ce traîneau qui, mobile sur une charnière de carton, semblait galoper hors de la carte. Je remerciai papa, je l’embrassai et nous nous séparâmes. Depuis il y a eu la Révolution et je ne l’ai jamais revu.

Ma Fräulein me ramena jusqu’à l’hôtel où étaient ma mère et mon beau-père. Ils s’habillaient pour dîner chez des amis. Maman, en robe blanche, portait un grand collier de diamants. Heinrich était en habit. Ils me demandèrent si je m’étais amusée. Je dis sur un ton de défi que j’avais passé une journée admirable et je décrivis le feu d’artifice sans dire un mot de l’incendie. Puis, sans doute comme preuve de la magnificence de mon papa, je fis voir ma carte postale.

Ma mère la prit et, tout de suite, éclata de rire:

— Mon Dieu! dit-elle. Ce pauvre Pierre n’a pas changé… Quelle pièce pour le musée des Horreurs!

Heinrich, qui me regardait, se pencha vers elle, le visage fâché:

— Allons, dit-il à voix basse, allons… Pas devant cette petite.

Il prit la carte des mains de ma mère, admira en souriant les paillettes de neige, fit jouer le traîneau sur sa charnière et dit:

— C’est la plus belle carte que j’ai jamais vue; il faudra la garder avec soin.

J’avais sept ans, mais je savais qu’il mentait, qu’il jugeait comme maman cette carte affreuse, qu’ils avaient raison tous deux et que Heinrich voulait, par pitié, protéger mon pauvre papa.

Je déchirai la carte et c’est depuis ce jour que j’ai détesté mon beau-père.

ARIANE, MA SŒUR…[66]

I
Thérèse à Jérôme

Evreux[67], le 7 octobre 1932.

J’ai lu ton livre… Oui, moi aussi, comme toutes les autres… Rassure-toi; je l’ai trouvé beau… Il me semble que, si j’étais toi, je me demanderais: „L’a-t-elle trouvé juste? A-t-elle souffert en le lisant?“ Mais tu ne te poses même pas ces questions. N’es-tu pas certain d’avoir été plus qu’équitable, magnanime?.. Quel ton pour parler de notre mariage?

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61

solde (m) — le reste d’une somme à payer.

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62

signor (ital.) — monsieur.

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63

Somnial — gaz somnifère; Léthal — gaz mortel.

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64

Fräaulein [frəulæn] (all.) — mademoiselle; ici: gouvernante allemande.

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65

neige (f) pailletée — petites plaques brillantes imitant la neige; borate (f) de soude — бура.

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66

«Ariane, ma sœur» — mots prononcés par Phèdre, héroïne de la tragédie Phèdre de Racine. Les deux sœurs — Ariane et Phèdre— furent successivement aimées par le roi Thésée, héros de la mythologie grecque.

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67

Evreux — ville au Nord-Ouest de la France.