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— Hein ?

— Rien. C’est le titre d’un film d’horreur.

Dans la pénombre de la voiture, le commandant Martin Servaz s’attarda à contempler la haute silhouette près du talus de la voie ferrée. Lugubre — avec ses deux étages, son toit luisant et le grand arbre qui projetait une ombre sinistre sur sa façade. La nuit était tombée et les rideaux de pluie qui balayaient le terre-plein les séparant de la bâtisse donnaient l’impression qu’ils étaient parvenus au bout du monde.

Drôle d’endroit pour vivre, se dit-il, coincé entre les voies ferrées et le fleuve, à cent mètres des dernières maisons de ce quartier miteux, avec pour tout voisinage des entrepôts recouverts de tags. C’était du reste le fleuve qui les avait conduits jusqu’ici : trois femmes qui faisaient leur jogging le long de la Garonne, les deux premières agressées et violées, la troisième poignardée à de multiples reprises — à l’unité des soins intensifs du CHU de Toulouse, elle venait de succomber à ses blessures. Les trois agressions avaient eu lieu dans un rayon de moins de deux kilomètres autour de la maison. Et l’homme qui vivait ici figurait dans le FIJAIS[3], le fichier des délinquants sexuels violents. Multirécidiviste. Sorti de prison cent quarante-sept jours plus tôt sur décision d’un juge d’application des peines après avoir purgé les deux tiers de la sienne.

— T’es sûr que c’est là ?

— Florian Jensen, 29, chemin du Paradis, confirma Espérandieu, sa tablette ouverte sur les genoux.

Le front appuyé contre la vitre perlée de pluie, Servaz tourna son regard vers le terrain vague à sa gauche — une friche obscure envahie par les hautes herbes et les pousses d’acacias. Il avait entendu dire qu’une grande entreprise spécialisée dans la construction d’autoroutes, la distribution d’énergie et les parkings hors de prix projetait d’y bâtir cent quatre-vingt-cinq logements, une crèche et une résidence pour seniors. Sauf qu’il s’agissait d’un ancien site industriel et que les teneurs en plomb et en arsenic des sols étaient deux fois supérieures à la norme. Selon certaines associations de défense de l’environnement locales, la pollution touchait même la nappe phréatique. Ce qui n’empêchait pas les riverains d’y puiser l’eau de leurs puits et d’arroser leurs potagers avec.

— Il est là, dit Vincent.

— Comment tu le sais ?

Espérandieu montra sa tablette.

— Ce crétin est connecté sur Tinder.

Servaz lui lança un regard chargé d’incompréhension.

— C’est une application, précisa son adjoint en souriant. (Son patron n’était pas vraiment un geek, pas vraiment un nerd non plus, contrairement à lui.) Ce type est un violeur. Alors, je me suis dit qu’il y avait des chances pour qu’il ait téléchargé Tinder. C’est une application de rencontres… Elle repère dans un rayon de quelques kilomètres toutes les meufs qui ont aussi téléchargé l’appli sur leur téléphone. Pratique, non, pour les ordures dans son genre ?

— Une application de rencontres ? répéta Servaz comme si on lui parlait d’une planète perdue au fin fond de l’univers.

— Oui.

— Et ?

— Et je me suis créé un faux profil pour attirer le poisson dans mes filets. Ça vient de matcher. Tiens, regarde.

Servaz se pencha sur l’écran, qui brillait doucement dans la pénombre, et il vit le portrait d’un jeune homme. Il reconnut le suspect. À côté se trouvait celui d’une jolie blonde qui n’avait pas plus de vingt ans.

— Sauf que maintenant faut y aller. On est repérés… Ou plutôt, c’est Joanna qui l’est.

— Joanna ?

— Mon faux profil. Blonde, un mètre soixante-dix, dix-huit ans, libérée. Putain, j’ai déjà plus de deux cents matches ! En moins de trois jours… Ce truc va révolutionner le dating.

Servaz n’osa pas lui demander de quoi il parlait. Vincent avait tout juste dix ans de moins que lui mais ils n’auraient pu être plus dissemblables. Alors qu’à quarante-six ans Servaz ne ressentait que stupeur et perplexité devant la vie moderne — ce mariage contre nature de la technologie, du voyeurisme, de la publicité et du commerce de masse —, son adjoint écumait forums et réseaux sociaux et passait bien plus de temps sur son ordinateur que devant sa télé. Servaz savait qu’il était un homme du passé — et que le passé n’était plus pertinent. Il était semblable à ce personnage interprété par Burt Lancaster dans Violence et passion — ce vieux professeur qui mène une existence recluse dans son hôtel particulier romain rempli d’œuvres d’art, jusqu’au jour où il a le malheur de louer le dernier étage à une famille moderne, bruyante et vulgaire. Le voilà confronté malgré lui à l’irruption d’un monde qu’il ne comprend plus. Mais qui finit par le fasciner. De même, Servaz devait bien se l’avouer, il ne comprenait plus grand-chose à ce troupeau d’individus, à leurs gadgets infantiles et à la puérilité de leur agitation.

— Il envoie message sur message, commenta Vincent. Il est accro.

Son adjoint referma la tablette et s’apprêtait à la fourrer dans la boîte à gants quand il arrêta son geste.

— Ton arme est là-dedans, constata-t-il.

— Je sais.

— Tu la prends pas ?

— Pour quoi faire ? Ce type a toujours opéré de la même manière : arme blanche. Et, chaque fois qu’on l’a arrêté, il n’a pas opposé de résistance. Et puis, tu as la tienne…

Sur ce, Servaz descendit. Espérandieu haussa les épaules. Il vérifia la présence de la sienne dans son étui, ôta le cran de sûreté et l’imita. Aussitôt, la pluie oblique et froide lui mouilla le front.

— T’es une vraie tête de mule, tu le sais ça ? dit-il en se mettant en marche sous l’averse.

— Cedant arma togae. Que les armes le cèdent à la toge.

— On devrait enseigner le latin à l’école de police, ironisa Espérandieu.

— La sagesse des Anciens, rectifia Servaz. J’en connais certains qui pourraient en faire leur profit.

Ils traversèrent le terre-plein boueux en direction du petit bout de jardin entouré d’un grillage qui se trouvait sur le devant de la maison. Un gigantesque tag peint à la bombe couvrait presque entièrement le mur sud, dont l’unique fenêtre était maçonnée. Il y avait deux fenêtres par étage sur le devant, côté jardin, mais les volets étaient clos.

Le portail émit un grincement rouillé quand Servaz le poussa. Dans une fréquence si haute, si stridente, qu’il fut immédiatement certain que le bruit avait été entendu à l’intérieur de la maison, malgré l’orage. Il jeta un coup d’œil à Vincent, qui hocha la tête.

Ils remontèrent la courte allée entre des plants de légumes laissés à l’abandon, envahis par les mauvaises herbes.

Soudain, Servaz s’immobilisa. Il y avait une forme noire sur leur droite. Près de la maison. Un molosse sorti de sa niche les observait. Sans bouger. Silencieux.

— Pitbull, commenta Espérandieu à voix très basse et tendue en le rejoignant. Normalement, il ne devrait plus y avoir un seul chien de première catégorie en circulation puisque, depuis 1999, la loi interdit la reproduction et oblige à les stériliser. Or tu sais qu’on en compte plus de cent cinquante rien qu’à Toulouse ? Et plus de mille chiens de deuxième catégorie…

Servaz détailla la chaîne : assez longue pour que le molosse puisse parvenir jusqu’à eux. Vincent avait sorti son arme. Martin se demanda si ça suffirait à stopper l’animal dans son élan s’il lui prenait l’envie d’arracher une gorge ou deux.

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3

Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes.