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Kirsten Nigaard, se dit-il, cachait sa véritable personnalité sous une enveloppe sévère. Sous la glace le feu : le cliché habituel. Cependant, il estimait ne jamais avoir été dupe. Dès le départ, il avait perçu sa nature hautement inflammable. Une chose en tout cas ne changeait guère : au lit aussi, elle aimait avoir le contrôle.

Kirsten se réveilla à 6 heures et regarda Servaz endormi. Bizarrement, après les événements de la veille, elle se sentait reposée. Elle enfila un shorty en coton portant le nom d’un groupe de rock norvégien sur les fesses, un tee-shirt et une tenue de jogging et, une fois dehors, s’élança au pas de course dans le petit parc qui entourait l’hôtel. Elle en fit le tour en cinq minutes et recommença une demi-douzaine de fois, courant sur le gravier et sur la neige, sans jamais s’éloigner.

L’air glacial lui brûlait les poumons mais elle se sentait bien. Elle s’arrêta près d’un banc et d’une statue de faune pour faire des étirements, le regard braqué sur les Pyrénées, dont l’aube éclairait quelques sommets. La boxe lui manquait. C’était à la fois sa soupape et son équilibre. Frapper dans un sac ou contre un sparring lui permettait d’évacuer les frustrations de son métier. Dès qu’elle rentrerait à Oslo, elle retournerait au gymnase. Une vision l’effleura — celle de toilettes pour dames obscures avec un seau et un balai au milieu — mais elle la chassa en se concentrant sur ce qui les attendait.

À 6 h 30, Servaz s’éveilla et découvrit le lit vide. Les draps gardaient l’empreinte et l’odeur de Kirsten. Il prêta l’oreille — mais la chambre, tout comme la salle de bains, était silencieuse. Il en conclut qu’elle n’avait pas voulu le réveiller et qu’elle était descendue prendre le petit déjeuner. Se leva, s’habilla et retourna dans sa chambre.

Sous la douche, il repensa à la nuit écoulée. Après l’amour, ils avaient discuté, tantôt sur le balcon où ils avaient partagé une cigarette, tantôt dans le lit, et il avait fini par lui parler de la mère possible de Gustav. Elle l’avait alors longuement questionné sur ce qui s’était passé à Marsac, sur Marianne, sur son passé. Il s’était ouvert à elle comme il l’avait rarement fait depuis les terribles événements de Marsac, et elle l’avait écouté en le scrutant avec calme et bienveillance. Il lui sut gré de ne montrer aucune commisération et il évita de son côté tout auto-apitoiement. Après tout, elle avait sûrement ses propres problèmes à régler. Qui n’en a pas ? Puis il se souvint de sa question. Elle était intelligente. Elle avait mis le doigt dessus presque immédiatement. La question autour de laquelle il tournait depuis longtemps sans oser se la poser : « Alors, ça pourrait être ton fils ? »

Il passa des vêtements propres et emprunta l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée. Quand il entra dans la salle où on servait le petit déjeuner, il la chercha des yeux mais ne la vit nulle part. Elle ne pouvait être allée bien loin. Il sentit la morsure douce-amère d’une légère déception, l’évacua et se dirigea vers le buffet et les distributeurs de café et de thé.

Une fois assis, il sortit son téléphone et appela Margot.

Répondeur.

Elle déverrouilla la porte de sa chambre avec sa carte électronique et fut surprise de trouver le lit vide.

— Martin ?

Pas de réponse. Il était retourné dans sa chambre. Elle ressentit un léger coup de poignard à l’estomac. Préféra ne pas y penser. Elle se dévêtit rapidement pour se diriger vers la douche. Elle commençait à avoir sérieusement faim.

En entrant dans la salle de bains, elle découvrit qu’il n’avait même pas pris sa douche ici : les serviettes étaient pliées et à leur place, la cabine intacte et sèche. La douleur revint, un poil plus forte. Ils avaient couché ensemble, très bien. Ils avaient passé un bon moment, mais cela n’irait pas plus loin. Ils n’apprendraient pas à se connaître davantage : c’était le message qu’il lui avait laissé.

Elle regarda son visage dans le grand miroir au-dessus de la vasque.

— OK, dit-elle à voix haute. C’est ce qui était prévu, non ?

En entrant dans la salle du petit déjeuner, elle le vit assis seul à une table et se dirigea vers lui.

— Salut, dit-elle en attrapant sa tasse. Bien dormi ?

— Oui. Toi ? T’étais où ?

— Je courais, répondit-elle avant d’aller jusqu’au percolateur.

Servaz la regarda s’éloigner. Leur échange avait été bref et sans chaleur. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus, il avait compris sur-le-champ : ce qui s’était passé cette nuit ne devrait pas être mis sur la table. Il ressentit une intense frustration, il avait eu l’intention de lui dire combien cela lui avait fait du bien de parler cette nuit, qu’il y avait longtemps qu’il n’avait été aussi bien avec quelqu’un. Ce genre de choses qu’on dit parfois… Sans insister. À présent, il se sentait idiot. OK, pensa-t-il. Retour au boulot. On garde nos distances.

Kirsten dévora tartines, confiture, saucisses et œufs brouillés, but un café allongé et deux grands verres de jus d’orange remplis à ras bord — en Norvège, le petit déjeuner était le repas le plus copieux de la journée — tandis que Servaz se contentait d’un expresso, d’un demi-croissant et d’un verre d’eau.

— Tu ne manges pas beaucoup, fit-elle remarquer.

Elle s’attendait à ce qu’il lui serve un de ces foutus clichés sur les Norvégiens taillés comme des bûcherons, à l’image du crétin qui l’avait abordée place Wilson, mais il se contenta de sourire.

— On réfléchit moins bien le ventre plein, finit-il par dire.

Elle ne sut pas qu’il pensait encore, quelquefois, quand on évoquait devant lui la nourriture, à ce repas sublime, arrosé de vins fins mais empoisonné[9], qu’un juge lui avait un jour servi.

L’Hospitalet était un village perché en altitude dans un imposant décor montagnard, à quelques encablures seulement de la frontière espagnole. Ils durent grimper des lacets réfractaires qui surplombaient une vallée profonde et couverte d’une épaisse forêt, franchir un col à près de mille huit cents mètres, traverser des sapinières noires et venteuses, où des corneilles dérangées percèrent la brume, crieuses de sombres prophéties. La route était étroite, sinueuse, tantôt bordée de parapets de pierre, tantôt frôlant le vide sans aucun obstacle pour arrêter un véhicule qui aurait soudain perdu le contrôle.

Ils franchirent la montagne et basculèrent de l’autre côté, découvrant le clocher d’une église et les toits du village en contrebas, frileusement blottis les uns contre les autres dans un décor blanc et lumineux comme un troupeau de brebis cherchant la chaleur du compagnonnage.

Le village leur parut d’emblée monacal, triste, hostile aux visiteurs. Ses ruelles étroites, escarpées — les maisons s’étageaient sur la pente — ne devaient voir le soleil qu’une poignée d’heures par jour. Cependant, ils atteignirent une place banale, avec son monument aux morts central, mais néanmoins agréable avec son carré de platanes défeuillés et surtout son belvédère au panorama remarquable : le ciel était dégagé, les nuages s’étaient dispersés et la vue portait loin, jusqu’au confluent des trois vallées, là où se distinguaient les rues et les toits de Saint-Martin-de-Comminges. La mairie était modeste, grise et simple, mais bénéficiait de la vue.

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9

Voir Glacé, XO éditions et Pocket.