Coururent jusqu’à la voiture.
En espérant qu’il n’y eût pas une deuxième sortie dans le village.
Servaz remonta la rue qui les avait menés à la place un peu trop rapidement, leva le pied en apercevant la Volvo un peu plus loin. Constata qu’il avait chaud. De sa main libre, il défit l’écharpe autour de son cou et la jeta vers l’arrière, descendit la crémaillère de sa veste matelassée. Il ralentit encore pour ne pas réduire davantage la distance entre la Volvo et eux. Il ignorait si l’homme au volant était sur ses gardes, mais il supposa que le Suisse lui avait donné des instructions dans ce sens.
Qui était-il ?
Une chose était sûre : il ne s’agissait pas d’Hirtmann. La chirurgie a ses limites. On pouvait certes ajouter des pommettes, des arcades, modifier un nez, l’implantation des cheveux ou la couleur des yeux, mais on ne pouvait pas, selon lui, raccourcir quelqu’un de quinze centimètres.
Servaz était habité par un sentiment d’exaltation mais aussi de désorientation, l’impression perturbante qu’ils étaient entraînés malgré eux vers des carrefours et des choix imposés par d’autres, comme des souris dans un labyrinthe, tandis que quelqu’un quelque part disposait d’une vue plus large et plus globale. Et puis, il y avait cette enquête sur la mort de Jensen. La concomitance des deux événements, la mort du violeur et la présence du Suisse dans les parages, ne laissait pas de le troubler. Toujours est-il qu’il avait moins l’impression de suivre quelqu’un que d’être lui-même suivi, observé, épié — et même guidé… Tout droit dans un piège ?
Le flic de l’IGPN s’appelait Rimbaud. Comme le poète. Mais Roland Rimbaud n’avait jamais lu son homonyme. Ses lectures s’arrêtaient aux pages de L’Équipe (avec une prédilection pour les pages football et rugby) qui lui laissaient de l’encre sur les doigts, et à ses mails. Il ne savait pas que le poète qui portait le même nom que lui avait écrit Une saison en enfer. Sans quoi il aurait sans doute trouvé ce titre approprié pour ce qu’il s’apprêtait à faire vivre à l’un de ses collègues.
Assis dans le bureau du juge Desgranges, Rimbaud flairait l’odeur du sang. Cette affaire sentait le gros coup. Le commissaire divisionnaire — que certains de ses collègues tout aussi férus de poésie que lui avaient surnommé « Rambo » — était un loup affamé, un infatigable débusqueur de flics ripoux. Du moins était-ce ainsi qu’il aimait à se voir. Depuis qu’il dirigeait l’antenne régionale de la police des polices, Rimbaud avait fait tomber quelques cadors de la Sécurité publique et des Stups et démantelé une BAC[10], dont les membres avaient été mis en examen pour « vol en bande organisée, extorsion, acquisition et détention non autorisée de stupéfiants ». Qu’il eût basé son enquête sur la foi douteuse du témoignage d’un trafiquant et que les accusations se fussent depuis dégonflées, qu’il eût eu recours à des méthodes qui, sous d’autres cieux, auraient été qualifiées de harcèlement ne semblait pas perturber outre mesure sa hiérarchie. On ne fait pas d’omelette, etc. Pour Rimbaud, la police n’était pas une seule et même institution mais une nébuleuse de chapelles, de prés carrés, de rivalités, d’ego sur pattes — bref, une jungle avec ses grands fauves, ses singes, ses serpents et ses parasites. Il savait aussi qu’on ne lime pas les crocs des chiens de garde. Qu’il faut juste, de temps en temps, leur faire sentir la longueur de leur laisse.
— Qu’est-ce qu’on sait ? demanda Desgranges, factuel.
S’il y en avait un des deux qui ressemblait à un poète, c’était bien le magistrat, avec ses cheveux trop longs, sa cravate en tricot noir tirebouchonnée et sa veste à carreaux qui semblait avoir subi le nettoyage à sec plus d’un millier de fois.
— Que Jensen a selon toute vraisemblance été descendu avec une arme de flic alors qu’il tentait de violer une jeune femme dans un refuge de haute montagne, qu’il a été un temps soupçonné — puis blanchi — pour les viols de trois joggeuses et le meurtre de l’une d’elles, qu’il a été électrocuté par une caténaire au cours d’une interpellation qui a mal tourné…
Il s’interrompit. Jusqu’à présent, il s’avançait sur un terrain solide : celui des faits. Maintenant, il s’apprêtait à s’aventurer sur un sol plus glissant, voire carrément marécageux.
— Qu’au cours de cette interpellation, il a tiré sur le commandant Martin Servaz, de la PJ de Toulouse, qui a reçu une balle en plein cœur et passé plusieurs jours dans le coma, que ce même commandant le soupçonnait d’être le meurtrier de Monique Duquerroy, soixante-neuf ans, assassinée chez elle à Montauban en juin. Il faut dire que cet officier de police, Servaz…
— Je sais qui est Servaz, l’interrompit Desgranges. Poursuivez…
— Hum… Que le conseil de Jensen a voulu attaquer la police : il affirme que Servaz a… euh… menacé son client d’une arme et l’a obligé à monter sur le toit de ce wagon alors qu’il pleuvait et qu’il savait pertinemment que Jensen risquait d’être électrocuté…
— Et pas lui ? rétorqua Desgranges. Si je ne m’abuse, il s’y trouvait aussi, sur ce toit. Et Jensen lui a bien tiré dessus, non ? Lui aussi était armé, à ce qu’il me semble…
Rimbaud vit un triple pli profond s’ajouter aux plis déjà nombreux sur le front du juge.
— En réalité, le conseil de Jensen dit que le commandant Servaz a tenté de tuer son client en l’électrocutant, assena-t-il.
Le magistrat toussa.
— Vous n’allez pas accorder du crédit à de tels propos, n’est-ce pas, commissaire ? Je sais bien que vous donnez plus de poids à la parole d’un trafiquant qu’à celle des policiers, mais tout de même…
Rimbaud se demanda si le juge avait vraiment dit ce qu’il venait d’entendre. Il parut scandalisé. Desgranges continuait de l’observer sans broncher. Le flic sortit alors une feuille d’une chemise cartonnée et la poussa sur le bureau du juge.
— Qu’est-ce que c’est ? voulut savoir celui-ci.
— La gendarmerie a fait établir un portrait-robot de l’homme qui a abattu Jensen. Grâce au témoignage d’Emmanuelle Vengud, la jeune femme qui a failli être violée.
Desgranges le gratifia d’un grognement dont Rimbaud n’aurait su dire ce qu’il signifiait exactement. Il attrapa le dessin. Un visage aux traits réguliers, dans l’ombre d’une capuche. On ne distinguait guère que la bouche, le nez et les yeux. Pas grand-chose à se mettre sous la dent.
— Bon courage, commenta-t-il en rendant le dessin.
— Vous ne trouvez pas que ça lui ressemble ?
— Pardon ? À qui ?
— À Servaz.
Desgranges soupira. Son visage s’empourpra.
— Je vois, dit-il doucement. Écoutez, commissaire, on m’a parlé de vos méthodes… Sachez que je ne les approuve pas. Concernant la BAC que vous avez démantelée, il semblerait que mes collègues reviennent peu à peu sur les éléments du dossier : le témoignage sur lequel vous avez fondé votre enquête à charge est sujet à caution, c’est le moins qu’on puisse dire. Parlons clair : je ne tiens pas à me retrouver dans la même situation… Par ailleurs, certains policiers d’autres services ont adressé une lettre au directeur départemental de la Sécurité publique pour dénoncer ce qu’ils appellent un harcèlement de votre part. Suivez mon conseil : allez-y mollo, cette fois.