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Dans l’objectif, Aurore Labarthe apparaissait plus clairement. Une maîtresse femme. Belle mais d’une beauté mondaine, glaçante, le nez un peu long, les lèvres minces, un cou de cygne, la peau extrêmement pâle. Il estima qu’elle devait mesurer au moins un mètre soixante-quinze, sans doute plus. Silhouette athlétique mais sèche. Elle avait revêtu une sorte de longue tenue écrue qui lui descendait jusqu’aux chevilles et on eût dit une vestale romaine. Servaz nota qu’elle était pieds nus, même quand elle marcha sur le perron de bois qui portait encore des traces de neige. Quelque chose dans ses traits, son regard, son attitude le mettait profondément mal à l’aise. Il se dit qu’au lieu d’Aurore, elle aurait pu s’appeler « Ombre » ou « Nuit ».

— Look, dit soudain Kirsten à côté de lui.

Elle avait posé son laptop sur ses genoux et consultait Internet depuis un moment déjà. Elle tourna l’écran vers lui. Servaz vit un site de vente de livres en ligne. Les couvertures portaient toutes le nom de Roland Labarthe. Il parcourut les titres. Sade, la libération par l’enfermement, Fais ce que voudras : Thélème de Rabelais à Alistair Crowley, Éloge du mal et de la liberté, Le Jardin des délices, de Sacher-Masoch au BDSM[11]. Soudain, son regard s’arrêta sur le cinquième titre.

Julian Hirtmann ou le Complexe de Prométhée.

Il frissonna. Se souvint d’une phrase : « Les démons sont malicieux et puissants. » Où avait-il lu ça ? Elle était là, la connexion… En dehors du fait que les titres étaient aussi ronflants qu’on était en droit d’attendre de la part d’un universitaire, ils établissaient un lien direct entre les deux hommes. Le Suisse avait été un objet d’étude pour Labarthe. Cette curiosité intellectuelle avait-elle été poussée jusqu’à la fascination ? Jusqu’à la complicité ? De toute évidence, il en avait la preuve sous les yeux. Servaz n’ignorait pas qu’Hirtmann possédait nombre de fans sur Internet, cette invention merveilleuse qui avait changé la face du monde — qui permettait à Daech d’infecter des cerveaux fragiles avec ses idées mortifères, à des gamins d’en harceler d’autres jusqu’à les pousser au suicide, à des pédophiles de se repasser des photos d’enfants nus, à des millions d’individus de déverser leur haine sur d’autres à l’abri de l’anonymat…

Il fallait qu’il se procure ce bouquin. Le Complexe de Prométhée… Servaz se souvenait vaguement de ses cours de philo, au temps lointain où il voulait devenir écrivain et où il étudiait les lettres modernes. Le complexe de Prométhée figurait dans un ouvrage de Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu. C’était loin, mais il croyait se souvenir que, d’après Bachelard, pour conquérir le feu, c’est-à-dire la connaissance et la sexualité, le petit Prométhée devait passer outre l’interdiction paternelle d’y toucher ; le complexe de Prométhée désignait la tendance qu’ont les fils à vouloir rivaliser d’intelligence et de connaissance avec leurs pères, à vouloir en savoir autant qu’eux ou davantage. Un truc comme ça… Labarthe avait-il découvert quelque chose dans le passé du Suisse ? Était-ce le Suisse qui était entré en contact avec l’universitaire après avoir lu le livre que ce dernier lui avait consacré ?

Il regarda par la fenêtre.

La nuit était totale à présent. Seule la neige bleutée émergeait des ténèbres comme un drap jeté sur des meubles dans une pièce obscure. Les fenêtres du chalet ruisselaient de lumière. Brusquement, Servaz vit Gustav s’approcher de l’une d’elles, coller son nez à la vitre et observer dehors. Dans l’objectif des jumelles, il vit que le garçonnet était en pyjama. Il avait l’air perdu dans un rêve intérieur. Pendant un court instant, il ne put s’empêcher de fixer la petite bouille fatiguée et triste — et il eut l’impression qu’un gouffre s’ouvrait dans son ventre. Servaz détourna les yeux. Y avait-il la plus infime probabilité qu’il fût en train d’observer son fils ? Cette perspective l’effrayait au-delà de toute mesure. Que se passerait-il si jamais c’était le cas ? Il ne voulait pas d’un fils non désiré. Il refusait cette responsabilité. Son fils… Vivant avec cet intellectuel obsédé par la transgression et son glaçon de femme. Non, c’était absurde. Il se tourna néanmoins vers Kirsten.

— Il nous faut son ADN.

Elle acquiesça. Elle ne demanda pas l’ADN de qui : elle savait ce qu’il avait en tête.

— À l’école, dit-elle, ils ont sûrement des objets lui appartenant.

Il secoua la tête.

— Trop risqué. Et s’ils parlaient aux Labarthe ? Non, on ne peut pas prendre ce risque.

— Comment on va faire alors ?

— J’en sais rien. Mais il nous le faut.

— Tu veux savoir si tu es son père, c’est ça ?

Il ne répondit pas. Le téléphone de Kirsten résonna dans sa poche. Les premiers accords de Sweet Child of Mine des Guns N’ Roses. La Norvégienne fit glisser le bouton vert de son Samsung vers la droite.

— Kasper ?

— Je viens aux nouvelles, dit le flic de Bergen dans l’appareil. Du neuf ?

Il était 18 h 12 quand, au SRPJ de Toulouse, Samira Cheung tendit son Sig Sauer à Rimbaud. Elle arborait ce jour-là un tee-shirt illustré du logo des Misfits, un groupe d’horror punk dissous depuis longtemps, et deux nouveaux piercings : deux petits cercles d’acier noir, un à la narine gauche, l’autre à la lèvre inférieure.

— C’est une impression où ça pue le rat crevé, ici ?

— Il a dû remonter des égouts, commenta Espérandieu en sortant son arme de son tiroir.

— Vous êtes des poètes, hein, c’est ça ? répliqua Rimbaud.

— Ah, c’est vrai qu’avec un nom pareil, la poésie, ça vous connaît, commissaire.

— Cheung, n’en faites pas trop. C’est juste une vérification de routine. J’ai rien contre vous. Vous êtes un bon flic.

— Qu’est-ce que vous savez du métier de flic ? Dites donc, faites attention avec ça, commissaire, ajouta-t-elle alors qu’il repartait avec leurs armes. C’est pas des jouets, vous pourriez vous blesser.

— Servaz, il est où ? demanda Rimbaud sans relever.

— Je sais pas. Tu sais, toi, Vincent ?

— Pas la moindre idée.

— Dites-lui qu’il me faut son arme aussi quand vous le verrez.

Samira partit d’un grand rire.

— Martin raterait l’Étoile Noire s’il l’avait devant lui. Ses résultats au stand de tir sont juste risibles. Il serait capable de se tirer une balle dans le pied.

Rimbaud regretta par la suite d’avoir dit ça mais, comme souvent, sur le moment il ne put résister :

— C’est peut-être bien ce qu’il a fait, dit-il avant de sortir.

À 18 h 19, Servaz referma son téléphone.

— Il faut que j’aille à la voiture, dit-il. Je reviens.

— Qu’est-ce qui se passe ?

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11

Pratiques sexuelles comprenant le bondage, le sado-masochisme, la domination et la soumission.