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Onze ans, songea-t-il.

Assez longtemps pour que tous ceux qu’il connaissait se soient mariés depuis. Plus d’une fois, peut-être. Ou plus de deux. Qu’ils aient eu le temps de faire des gosses. De décrocher un boulot qui aurait fini par leur réussir, leur valoir des promotions, des titres et des bureaux avec des fenêtres, peut-être même des cartes de crédit de leur boîte dans la poche. Assez longtemps pour que les étagères de leur salon se soient remplies d’albums photos où seraient archivés les clichés de leurs vacances d’été à Pensacola et Gulfport et au parc de Six Flags quand les enfants auraient grandi et peut-être même à Disneyworld. Assez longtemps pour en être à leur deuxième maison parce que la première serait devenue trop petite. Assez longtemps pour qu’ils soient aujourd’hui au volant de bagnoles qu’ils s’étaient autrefois juré de ne jamais avoir, des voitures à portières coulissantes avec une galerie sur le toit et des porte-gobelets pour tout le monde. Assez longtemps pour qu’ils aient oublié ceux qui n’étaient plus là. Assez longtemps pour que leur corps ait changé et que leur visage ait changé et que l’implantation de leurs cheveux ait changé et que leur personnalité ait changé et assez longtemps pour qu’aient surgi de nouveaux magasins et de nouveaux restaurants afin de satisfaire aux besoins de la nouvelle population.

Il se redressa puis se leva et alla libérer le papillon prisonnier de la toile d’araignée tant qu’il lui restait un souffle d’espoir dans les ailes. Il le prit du bout des doigts, sentit la membrane des ailes, crayeuse et fine comme un voile. Puis il le lâcha et le papillon essaya de s’envoler mais tomba en spirale et atterrit au bout de sa botte. Il savait que s’il le laissait là les fourmis en feraient leur affaire, et quelle sale façon de crever, alors il posa le pied sur le papillon et l’acheva puis le fit disparaître entre les lattes de la véranda d’une giclée de bière. Il alla s’asseoir dans la chaise en plastique et se mit à parler tout seul.

Elle est avec eux maintenant. Tu le sais bien.

Oui, je sais. Ça fait longtemps que j’ai compris. C’est juste que c’est pas pareil, quand on est assis là, libre, au lieu d’être derrière les barreaux. Ça te dérange que je me torture avec ça deux secondes ?

Pas du tout.

Parfait. Alors fous-moi la paix.

Il resta assis là et finit sa bière puis il posa la bouteille sur le sol de la véranda. Il se leva et rentra à l’intérieur, admira le soin des finitions. Remarqua à quel point la couche de vernis sur le parquet était uniforme. Sourit en imaginant son père, trop vieux pour avoir fait tout ça lui-même mais qui devait être resté en permanence à deux mètres du gars pour veiller à ce qu’il fasse correctement son boulot. Et il savait que son père était là. Qu’il l’attendait. Et il ne voulait pas le faire attendre plus longtemps.

9

Il plongea la main dans le sachet de nourriture pour poissons-chats et en attrapa une poignée et la lança dans l’étang, les petits morceaux se disséminant et flottant, et avant que les remous aient cessé les bouches surgirent du fond béantes et affamées et claquant à la surface pour avaler leur pitance. Mitchell Gaines les observa pendant une minute, les mains dans les poches, puis il s’assit sur sa chaise de jardin au bord de l’eau. Il ouvrit la boîte de criquets et accrocha un appât à son hameçon et d’un coup de poignet il envoya le flotteur au milieu de l’étang. Les pins sur la rive opposée étiraient leur ombre sur les douces ondulations de l’eau brune. Il se renfonça dans sa chaise, même s’il savait qu’il n’aurait pas à attendre longtemps, ayant déjà excité les poissons en leur jetant de la nourriture. C’était de la triche, mais c’était son étang, ses poissons, alors il n’était pas trop regardant sur les règles. Il portait une chemise de cow-boy, les manches retroussées au-dessus des coudes, et il s’essuya les mains sur le pantalon déjà sale qu’il portait depuis trois jours.

Il y avait deux autres chaises de jardin à côté de lui et par terre à côté de la sienne une glacière en polystyrène remplie de glace et de cannettes de Coca et une demi-pinte de whiskey posée sur la glace. D’ici l’après-midi, les cannettes et le whiskey auraient disparu et les plus belles prises marineraient dans la glace à moitié fondue. Il s’était dit qu’il passerait la fin de la journée à écailler et à décortiquer les poissons et le lendemain ils se retrouveraient attablés dans la cuisine autour des poissons frits et des boulettes de semoule de maïs et il demanderait à la femme de préparer le coleslaw et ensuite ils pourraient s’asseoir sur la véranda pour prendre le café et contempler le paysage, qui lui paraissait toujours plus vaste sous le ciel du soir. La ligne se raidit et il moulina et un poisson-chat à qui il manquait quelques kilos surgit au bout de l’hameçon en battant de la queue. Il le décrocha et s’approcha du bord de l’eau et y déposa délicatement le poisson qui gigota et remua dans la boue un moment puis disparut. Il alla se rasseoir et accrocha un autre criquet à son hameçon et lança de nouveau sa ligne.

Le moment est enfin arrivé, se dit-il. Le moment est arrivé même si j’avais fini par croire qu’il n’arriverait jamais ou qu’en tout cas je ne serais plus là pour le voir. Il regarda sa montre et se dit que son fils serait là d’un instant à l’autre maintenant. Si ce vieux pick-up ne rechignait pas trop.

Il regarda autour de lui. Il passait la majeure partie de son temps assis désormais, après une vie entière à rester debout et à s’activer. À racheter des bicoques dont personne ne voulait et à les repeindre et à remplacer les planchers pourris et à réparer la tuyauterie de cuisine et la plomberie de salle de bains moisie et à refaire la toiture et le carrelage et tout ce qu’il fallait refaire. Tout ce qu’il pouvait faire avec son garçon. Apprendre à Russell à installer des fils électriques et à changer un tuyau et à bien mesurer deux fois pour être sûr de ne pas se louper au moment de découper. Faire de ces maisons quelque chose dont il pouvait être fier et puis les louer à des gens qui payaient leur loyer parfois et parfois disparaissaient dans la nature, mais au fond peu importait qu’elles soient habitées par des gens bien ou pas, il y avait toujours quelque chose à faire. Toujours une fuite quelque part ou une prise mal fixée ou un lave-vaisselle en panne. Toujours quelque chose à faire, et s’il n’y avait rien à faire il y avait toujours une autre baraque délabrée quelque part dont personne ne voulait et qui gisait là comme un tronc d’arbre abattu au milieu d’une forêt abandonnée et alors il la rachetait et la ramenait à la vie. Il n’y avait pour ainsi dire pas un seul quartier où Russell et lui ne soient pas intervenus. Pas un jour qui se soit écoulé depuis qu’il avait dû tout abandonner sans qu’il ait souhaité qu’au lever du soleil le lendemain son dos et ses jambes lui permettent de continuer à faire ce qu’il avait toujours fait. Et pas un jour écoulé depuis que son garçon s’était fait embarquer dans le delta et enfermer derrière ces barreaux sans qu’il ait prié le soir pour que Dieu lui prête vie jusqu’au jour où Russell reviendrait.

Et ce jour était venu.

Il avait prié deux fois plus après la mort de Liza. N’avait jamais pu se résoudre à l’idée qu’elle était partie sans l’avoir revu. Partie pendant que son garçon était là-bas entre quatre murs. À payer pour ce qu’il avait fait. Mitchell était rentré un soir et l’avait trouvée là, étendue dans le jardin à côté de son petit carré de tomates. Les gants encore enfilés sur les mains et les manches retroussées, allongée là toute pliée comme une vieille poupée. Les yeux fermés. Une expression paisible sur le visage. Partie. Il n’avait jamais beaucoup pensé à la mort jusqu’à cet instant mais après l’enterrement ce fut comme si cette pensée avait décidé de ne plus le lâcher, le suivant à la trace du cimetière jusque chez lui. Elle était là avec lui sur la véranda quand il fumait une cigarette. Là avec lui dans le grand silence de la maison quand il lisait le journal. Là avec lui à la table de la cuisine quand il buvait son café le matin. Là avec lui dans son pick-up quand il partait faire ce qu’il avait toujours fait, et au moment où ses genoux avaient commencé à se dérober quand il se baissait pour peindre et au moment où il avait senti la force quitter ses bras quand il fallait sortir et remettre les échelles à l’arrière du pick-up, c’était comme si la pensée de la mort était non seulement là avec lui et le suivait partout mais comme si elle s’était aussi enracinée dans son esprit et ramifiée jusque dans son cœur et jusque dans ses rêves. Ses muscles lui faisaient mal et ses articulations lui faisaient mal et ses pensées lui faisaient mal et il avait beau prier pour voir un jour Russell surgir de nouveau au bout de l’allée, il ne croyait plus vraiment que ça finirait par arriver. Tout en lui disait que ça n’arriverait pas. À plusieurs reprises il avait écrit à Russell, des lettres où il essayait d’exprimer certaines choses qu’il aurait été sans doute incapable de lui dire en face, mais il n’en avait jamais posté une seule. Les avait toutes déchirées et brûlées sur le sol en terre battue de la grange. Il ne voulait pas rajouter un fardeau pour Russell à ceux qui pesaient déjà sur ses épaules.