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Il regarda son fils s’avancer lentement, tourner la tête vers la maison et l’appentis et la grange et se diriger vers l’étang comme si c’était la première fois qu’il venait ici. Russell avait toujours été grand et mince mais Mitchell remarqua que sa chemise flottait sur ses épaules comme s’il l’avait empruntée à un grand frère. Russell remonta le petit sentier qui menait de l’étang à la maison et quand il fut à mi-distance Mitchell se leva. Russell le rejoignit sur la berge et dit comment va vieil homme et le vieil homme sourit en gardant les lèvres serrées comme s’il avait peur qu’elles ne lui échappent et il serra vigoureusement la main de Russell comme s’il venait de lui vendre une tête de bétail. Puis Russell regarda la femme aux cheveux noirs et aux yeux bruns qui lui rendit son regard.

« Je te présente Consuela », dit Mitchell.

Russell la salua d’un hochement de tête.

« Es mi hijo, dit Mitchell en désignant Russell d’un geste de la main.

— Yo se », dit-elle.

Russell regarda son père comme s’il venait de démasquer un imposteur. Mitchell l’examina de la tête aux pieds.

« T’as l’air bien.

— Je me sens bien. »

La femme laissa tomber ses pois écossés dans un seau. Russell la désigna du doigt.

« C’est Consuela, dit Mitchell.

— J’avais compris.

— Elle m’aide. Viens t’asseoir. »

Ils s’installèrent sur les chaises de jardin et Mitchell ouvrit la glacière et sortit deux cannettes de Coca et posa la bouteille de whiskey sur ses genoux. Il tendit une cannette à son fils.

« Belle journée, dit Russell.

— Mais chaude », répondit son père.

Ils sirotèrent leur Coca en regardant l’étang. Sans rien dire pendant plusieurs minutes, incapables de reprendre le cours de la conversation que des années de séparation avaient interrompue. De parler des maisons qu’avait rachetées Mitchell ou du bétail qu’il avait vendu ou du dîner que venait de leur préparer la mère de Russell. On n’entendait que le bruit des cosses tombant dans le seau.

« Elle parle anglais ? demanda Russell.

— , répondit-elle.

— Elle comprend par bribes, quelques mots ici et là, dit Mitchell.

— Toi aussi, on dirait.

— Faut bien, j’imagine.

— Oui, j’imagine, dit Russell en souriant. Espèce de vieux briscard.

— Comment ça ?

— T’as très bien compris.

— Tu te trompes, c’est pas du tout ça.

— Elle vit où ? »

Mitchell ne répondit pas. But une gorgée.

« Vieux briscard, répéta Russell.

— Elle s’est installée dans ton ancienne piaule, derrière la grange.

— Ben voyons.

— Consuela, dit Mitchell. Duermes donde ? »

Elle se retourna et montra la grange.

« D’accord, dit Russell. Tu aurais pu me prévenir. »

Mitchell haussa les épaules.

« J’aurais pu.

— Et elle est là depuis quand ?

— Ça va faire environ un an.

— Et elle a débarqué comme ça un beau jour ?

— Peut-être bien.

— Ou peut-être bien que non. »

Mitchell remua sur sa chaise.

« Si je te raconte, il faut que tu promettes de ne le répéter à personne.

— À qui j’irais le répéter ?

— Je sais pas. Mais fallait que je le dise.

— D’accord. Je ne répéterai rien à personne.

— Elle travaillait dans la ferme de ton oncle Clive à Bogalusa. Il en a des tonnes comme elle. Entassés dans des cabanons et tout le bordel. Une belle saloperie, si tu veux mon avis. Une plantation version moderne. Je suis allé le voir là-bas et on faisait le tour du propriétaire et je l’ai vue. Je lui ai demandé si elle voulait venir ici et elle a dit oui.

— Tu lui as demandé ?

— Oui, bon, façon de parler. T’as très bien compris. J’ai dit à quelqu’un de lui demander et quelqu’un lui a demandé et elle est repartie avec moi.

— Donc c’est une esclave, dit Russell.

— Non. C’était une esclave. Je voudrais que tu voies comment Clive les traite, parqués les uns sur les autres. Et il les paye avec la petite monnaie qu’il trouve entre les coussins de son canapé, à mon avis.

— Tu la payes, toi ?

— Un peu.

— Donc tu la payes pour travailler et je sais pas quoi et elle vit dans la grange et j’imagine qu’elle est pas exactement inscrite sur les listes électorales mais c’est pas une esclave.

— Si tu fermes pas ta grande gueule, je te préviens, j’appelle le shérif et je lui dis de te rembarquer fissa. »

Consuela finit d’écosser ses pois et elle posa son panier et s’essuya les mains sur sa longue jupe en denim. Puis elle se leva et dit quelque chose très vite et Mitchell hocha la tête et elle repartit vers la maison.

« C’est devenu calme ici, dit Mitchell quand elle se fut suffisamment éloignée. Je sais pas trop quoi dire d’autre. Avec ta mère qu’est plus là et tout.

— Je sais. Tu n’as rien à expliquer.

— Le soir parfois je m’asseyais sur la véranda et ce que j’entendais c’était comme si la fin du monde avait eu lieu et qu’il y avait plus personne sur terre. »

Mitchell se pencha, ramassa sa canne à pêche et lança sa ligne au-dessus de l’étang.

« Je m’inquiétais pas d’avoir à t’expliquer la situation, c’est pas ça. J’ai essayé d’arrêter de me faire du mauvais sang pour ça. Mais je sais pas si ta mère, elle, elle comprend.

— Ça fait un moment qu’elle est plus là, maman. Je crois qu’elle aurait compris.

— J’espère.

— J’en suis sûr.

— Parce que Consuela, des fois ça arrive qu’elle dorme à la maison.

— C’est bon, va. Espèce de vieux briscard. »

Un poisson mordit et le flotteur oscilla et Mitchell laissa sa prise filer un moment puis la remonta. Celui-là était costaud et il se leva pour le tirer de l’eau puis il décrocha l’hameçon et Russell fit de la place dans la glacière. Ils se rassirent et Mitchell tendit la canne à son fils et lui dit à ton tour mais Russell dit non merci. Mitchell reposa la canne par terre.

Russell se renfonça dans sa chaise et dit :

« Merci pour le pick-up.

— Je me suis dit que ça te serait utile. Mais un petit coup de neuf lui ferait pas de mal. »

Mitchell ouvrit la bouteille de whiskey et but une rasade puis la fit passer avec une gorgée de Coca glacé. Il tendit la bouteille à son fils.

« Et la maison, dit Russell en la prenant. Tu es sûr que tu n’as pas besoin d’un locataire, quelqu’un qui paierait ?

— Cette baraque a été achetée et payée deux fois. J’en ai pas besoin.

— Bon. D’accord. »

Mitchell lui jeta un regard en coin.

« Tu te laisses pousser la barbe ?

— Oui, m’sieur. »

Mitchell passa la main sur ses joues glabres. Le soleil était suspendu juste au-dessus des arbres et il regarda l’étang en plissant les yeux.

« On dirait qu’il y a encore pas mal de gros poissons là-dedans, dit Russell.

— Assez, oui. J’ai pensé que je pourrais nous en pêcher quelques-uns pour le dîner demain soir. Si ça te va.

— Je suis partant.

— Ton œil. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » demanda Mitchell en désignant la tête de son fils.

Russell toucha du bout des doigts la bosse rouge et fit la moue.

« Petit cadeau d’adieu des copains là-bas.