Выбрать главу

Voyant les yeux d'Aude s'emplir de larmes, le baron Renaud à la droite de qui elle était assise, posa une main apaisante sur la sienne et dit :

- Ce misérable n'a pas eu beaucoup de temps pour s'en réjouir. Rémi qui venait de se débarrasser de son adversaire l'a poignardé sur le corps de sa victime…

En même temps, il sourit au jeune homme et Olivier en conclut qu'il s'était pris d'amitié, peut-être même d'affection pour ces deux jeunes gens si cruellement éprouvés et loin d'en ressentir de l'amertume, il en fut heureux. Cependant Rémi poursuivait son récit :

- Nous étions maîtres de la situation, mais quatre corps gisaient dont le sang souillait les dalles et Aude était désespérée. Avec Cauvin et Aubin nous avons expédié à la Seine Gontran Imbert et ses garçons, mais ma sœur ne voulait pas s'arracher de notre mère. Blandine et Margot ont fini par l'apaiser et nous avons pu, après l'avoir veillée une nuit et un jour, procéder à ses funérailles. Elle repose à présent au côté de Bertrade, sous la garde pieuse de notre ermite…

- Et vous êtes repartis pour Corbeil ?

- Il était plus que jamais impossible à Aude de rester loin de moi. Et puis… la maison était chargée pour elle de trop mauvais souvenirs ! Elle l'a laissée à ses vieux gardiens en leur remettant le titre de propriété octroyé par le Roi Philippe et en y ajoutant une donation écrite de sa main que nous avons contresignée, Cauvin et moi. Ensuite nous sommes rentrés à Corbeil.

- Qu'avez-vous fait de Margot ? demanda Olivier. Si elle est ici je ne l'ai pas encore vue ?

- Non. Elle est restée à Passiacum. Aubin et Blandine se sont pris pour elle d'une grande tendresse au fil des jours et elle s'est attachée à eux, elle aussi. Elle sera désormais leur fille. Bien sûr, nous gardons regret de nous être séparés d'elle, si dévouée, si fidèle, mais nous sommes heureux qu'elle ait cessé d'être servante. Elle a maintenant un avenir… Il me restait à en bâtir un pour ma sœur et moi.

- En venant le chercher dans ce pays, vous me causez belle joie, mon ami. Mais, au fait, en avez-vous fini avec le chantier des chanoines ?

Le visage de Rémi s'assombrit et, avant de répondre, il prit son gobelet de vin et le vida. Aude, alors, se leva en priant qu'on lui permette de se retirer. Le repas, d'ailleurs, était achevé et tous se levèrent, quand elle quitta la salle pour remonter à sa chambre. Lorsqu'elle fut partie, on se rassit et Renaud fit circuler un cruchon de grès contenant une liqueur d'une jolie couleur verte. Alors seulement, Rémi répondit à la question d'Olivier :

- Non, l'ouvrage n'était pas terminé mais, pour des travaux de cette importance, un imagier n'est pas ce qui compte le plus et Cauvin, je suppose, a dû me remplacer sans peine.

- Ne soyez pas si modeste ! protesta Olivier. Je sais d'expérience qu'un artiste tel que vous ne se déniche pas facilement…

- Quoi qu'il en soit, il a fallu s'en aller. Cauvin - vous vous en souvenez sans doute ! - entendait assumer le rôle de mon père au travail aussi bien qu'auprès de nous. Et pour ce faire, il avait imaginé d'épouser Aude dont il est épris depuis longtemps. C'est du moins ce qu'il a prétendu.

- Je ne discuterai pas ses qualités de bâtisseur, coupa Olivier sèchement. Ni son courage ni sa fidélité à Maître Mathieu… Mais ce n'en est pas moins un rustre, indigne de recevoir une main si…

Il n'acheva pas et même rougit, conscient soudain de l'ombre de sourire qui passa fugitivement sur les lèvres de son père et sur celles de Montou. Rémi, lui, n'avait rien vu et poursuivait :

- N'importe, il m'a demandé sa main. J'ai répondu qu'il ne m'appartenait pas de disposer de ma sœur sans son aveu. Et Aude bien sûr a refusé. Seulement Cauvin n'a pas accepté ce refus. Dans les jours qui suivirent il ne cessa de la harceler au point qu'Aude m'a menacé de se réfugier dans un couvent si je n'obtenais de lui qu'il la laisse tranquille… Cauvin, alors, m'a ri au nez, disant que j'étais le chef de famille, qu'elle me devait obéissance et que son long dévouement, à lui, méritait largement cette récompense. Oh, j'ai essayé de le raisonner et surtout de le faire patienter. J'espérais… Dieu sait quoi ?... qu'il se lasserait !...

- Se lasser ? gronda Olivier. De quoi ? D'attendre ?

- C'est exactement ce qu'il ne voulait plus ! A voir Aude chaque jour, il en devenait fou. Il la voulait à tout prix.

- Alors ? reprit Montou qui ne parlait guère et se contentait de boire.

- Alors, un soir, nous nous sommes enfuis. J'avais vu dans la journée le Doyen du Chapitre et cet homme de bien m'a aidé, une fois de plus. Il m'a procuré la barque d'un pêcheur avec qui nous avons remonté la Seine jusqu'à Melun où celui-ci nous y a laissés pour rentrer chez lui. C'était après Noël et le temps est resté relativement doux quelques jours. Je me suis procuré une mule solide pour ma sœur et nos hardes et, par petites étapes, en voyageant toujours entre aube et crépuscule, parfois avec des groupes de marchands, nous sommes arrivés à une ville, située sur la rivière de Saône, nommée Chalon, où nous avons pu embarquer dans une barge qui descendait à Lyon. De là nous avons pris le Rhône que nous avons quitté à Orange. Nous y avons fait l'acquisition d'une autre mule - à Chalon nous avions vendu sans difficulté la première ! - et nous sommes partis à la recherche de votre domaine.

- Vous avez réussi à ne pas vous égarer ?

- Oh, il nous est arrivé de nous tromper mais si souvent vous m'aviez parlé de votre pays, si souvent vous m'aviez décrit la route, les cités… les commanderies templières qu'il n'a pas été trop difficile de parvenir jusqu'ici.

- Je crois, moi, que Dieu vous a protégés, émit le baron Renaud. Ce long chemin sans accidents, sans être en butte à des malfaisants alors que vous n'étiez guère armé… et que votre sœur est si belle, cela tient presque du prodige.

- Aussi avons-nous remercié comme nous pouvions. Quant à Aude elle n'a - vous le savez, sire baron - jamais quitté son voile…

- Tout est donc pour le mieux, conclut Olivier. Nous aussi aurons à remercier, Montou et moi ! Nous avons fait vœu d'aller à Notre-Dame-de-Moustiers si elle nous permettait d'arriver jusqu'ici… Mais, père, qu'est-il advenu à la tour de la Librairie ?

Il l'avait un peu oubliée dans la joie des retrouvailles. A cet instant pourtant, l'image lui revenait. Il s'attendait à une réponse simple et elle le fut. Aussi ne comprit-il pas pourquoi à sa question le visage de Renaud se ferma :

- La foudre l'a frappée ! dit-il.

- La foudre ? Et le reste du château est resté intact ? C'est à peine croyable !

- Nous en parlerons plus tard… et plus à loisir ! Tu dois être las ! Et messire Pierre pareillement…

Celui-ci se mit à rire :

- Il y a bien longtemps que l'on ne m'a appelé ainsi ! Cela réveille les souvenirs…

En aidant son père à gravir les marches menant à l'étage, Olivier pensa que pour la première fois depuis plus longtemps encore, il allait dormir sous le même toit que des femmes, mais il n'en sentit pas le trouble. Le Temple, ses rites sévères, ses exigences allègrement supportées quand la vie des armes équilibrait la balance, s'éloignait peu à peu dans les brumes du temps. Or non seulement il n'en souffrait plus, mais lui venait un étrange sentiment de liberté joint à quelque chose qui ressemblait à l'espérance. Devait-il voir dans la présence des enfants de Mathieu un signe de Dieu… ou une nouvelle forme de tentation plus cruelle que les autres ? Et ce soir-là, avant de s'endormir, il pria longuement afin d'obtenir la lumière. Du coup il dormit mal et, le matin venu, il se rendit à la chapelle pour la messe basse de l'aube que le père Anselme disait toujours pour lui-même et pour ceux du château, maîtres ou serviteurs, qui en éprouvaient le besoin. Avant de faire profession, Olivier y était allé souvent et, souvent aussi il y avait vu sa mère. Cette fois, en entrant dans le sanctuaire éclairé par deux gros cierges de cire jaune, leur reflet posé sur une tête blonde à demi cachée sous un voile blanc attira son regard… et il se retira. S'agenouiller auprès d'elle dans l'intimité de l'étroite nef serait un instant de pur bonheur auquel il ne se reconnaissait pas le droit.