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A mesure que les lieues succédaient aux lieues, Aude se faisait plus lointaine et c'était peut-être pour cela que se ralentissait sa hâte de rentrer. Il lui arrivait même d'avoir envie de rebrousser pour retourner vers elle en violation de la parole donnée. Seulement, d'avoir été donnée à un mort, cette parole n'en devenait que plus sacrée.

Quand ils furent à l'aplomb de Richerenques, il se contenta de remarquer la bannière de l'hôpital Saint-Jean-de-Jérusalem sur la tour maîtresse et garda pour lui le souvenir de son ancien passage. Roncelin de Fos devait être bien mort à présent. Il était plus sage - et plus agréable à Dieu sans doute - d'enterrer la haine en même temps que l'amour.

A Carpentras où selon la volonté du dernier Pape Clément V le Concile aurait dû se réunir depuis belle lurette et où ne résidait qu'une poignée de cardinaux, ils trouvèrent la ville en pleine agitation par la nouvelle qui venait de parvenir : Enguerrand de Marigny, hier encore tout-puissant « coadjuteur » du royaume, venait d'être pendu à son cher Montfaucon… Comme il ne voulait à aucun prix d'un Pape qui pût démarier le Hutin et que sa volonté pesait sur l'absence de réunion de l'assemblée électorale, les langues allaient bon train de même que les échanges de horions entre les pro et anti-Marigny, ceux-là se manifestant naturellement plus violemment que les autres. En fait on réglait des comptes et le malheur voulut que nos voyageurs se trouvent pris dans une bagarre. Comme il advient souvent lorsque l'on n'appartient à aucun des partis, les deux vous tapent dessus. Comme il se doit, ils se défendirent avec leur vigueur habituelle, mais l'échauffourée se déroulant au marché, Olivier glissa sur un détritus, tomba lourdement contre l'étal d'un boucher… et se cassa une jambe.

Cela lui valut la compassion d'un certain Candelle, maître charron près de la porte d'Orange, persuadé Dieu sait pourquoi que le blessé faisait le coup de poing pour la même cause que lui et qui, reconnaissant, l'emmena chez lui et le fit soigner… par un médecin juif du quartier voisin. C'était un praticien habile. Il immobilisa le membre endommagé au moyen d'attelles et de bandes trempées dans un mélange d'eau et de farine qui, en séchant, durcirent et composèrent ainsi un maintien convenable.

Candelle, veuf depuis de longues années et sans enfants, vivait seul avec une vieille servante qui tenait sa maison. Il trouva plaisir à la compagnie de cet « imagier » de si grande mine qui se prétendait natif de Castellane et comptait y retourner ; et, s'il devina en lui une autre personnalité, il ne chercha jamais à en savoir davantage. Olivier le paya de sa générosité en taillant pour lui une statuette de sainte Madeleine, patronne de sa défunte épouse. Quant à Montou, que Candelle hébergeait aussi, naturellement - après un étrillage sérieux dans les eaux de l'Auzon ! -, il se mit à la menuiserie comme s'il n'avait fait que ça toute sa vie, sa force et son habileté innées lui permettant de se plier à bien des disciplines.

Les deux hommes restèrent chez lui deux mois. La Saint-Jean était proche quand ils se remirent en route. Non sans regrets de la part de Candelle, un peu réconforté malgré tout par la promesse que fit Olivier de revenir le voir une prochaine année.

Ils repartirent comme ils étaient venus par un matin où brillait généreusement ce grand soleil qu'ils venaient chercher. Les amandiers avaient quitté leurs fleurs roses mais la lavande courait déjà sur les pentes tandis que les cistes et arbousiers fourraient les étroites vallées creusées entre les croupes adoucies. Olivier retrouvait sans peine le chemin suivi avec Hervé d'Aulnay quand ils emportaient l'Arche vers son retrait au cœur profond de la terre. Par Apt où ils prièrent au sarcophage de sainte Anne, mère de Marie, et Manosque où la noire Notre-Dame-du-Romigierles vit s'agenouiller devant elle, ils atteignirent la Durance qu'ils franchirent au même endroit qu'autrefois. Plus loin ce fut Gréoux dont les blondes et puissantes murailles semblaient intactes. Cela n'avait rien d'étonnant : comme à Richerenques, la bannière des Hospitaliers s'inscrivait dans le ciel sur ce qui avait été le krak des Templiers, c'était mieux bien sûr que de voir cette magnifique forteresse démantelée ou brûlée, mais pour qui avait aimé le Temple, vécu le Temple, le regret restait le même.

Le temps de ce début d'été était superbe. Plus bleu que le ciel étendu sur les hautes terres de Provence ne se pouvait voir ! Et que sentaient bon les bois de pins, de genévriers et de hêtres montant à l'assaut des garrigues avec leurs herbes odorantes et, plus haut, les plateaux à végétation courte où tournoyaient les vents. Repris par la magie du sol natal, Olivier en respirait l'air à pleins poumons, cheminant le plus souvent le torse nu, son ballot à l'épaule afin que sa peau retrouve le goût du soleil jusqu'aux limites de la brûlure. Montou grogna au début mais peu à peu l'envie lui vint d'en faire autant et son cuir à la pilosité foisonnante - il ne renâclait plus trop d'ailleurs à le tremper dans les ruisseaux ! - se para graduellement d'une teinte rousse plus seyante que le blanc grisâtre originel.

Le Verdon passé sur un vieux pont romain que les vertes eaux tumultueuses - un peu plus calmes que dans les gorges ! - n'avaient pas réussi à détruire, le cœur d'Olivier changea de rythme parce que l'on venait de franchir l'entrée de son pays à lui.

Il l'avait tant parcouru naguère avec son père ou avec frère Clément qu'il lui connaissait intimement chacun de ses sentiers traversant les petites combes tapissées de genêts dorés et les croupes boisées puis pelées qui ne cesseraient plus de grandir jusqu'à ces hauts sommets enneigés des grandes Alpes que, des points les plus élevés, on apercevait parfois quand le temps était clair.

Enfin on retrouva la rivière émeraude dont on avait coupé la courbe. Il y eut un autre pont, un autre sentier et Valcroze apparut aux yeux de celui qui l'avait tant espéré. Valcroze où sur la tour-porche, les besants des Courtenay frappés de la barre senestre accolaient les oiseaux de Signes et la croix des seigneurs locaux. Un vent léger animait l'épaisse toile aux vives couleurs à la vue desquelles Olivier, écrasé par l'émotion, se laissa tomber à genoux. Cela voulait dire que le château appartenait toujours à la famille et que Renaud, très certainement, vivait encore.

- Ô Dieu Tout-Puissant qui m'accorde si grand bonheur, jamais je ne saurai assez vous remercier, s'écria-t-il.

Montou s'agenouilla auprès de lui pour partager son action de grâces, mais, en se relevant, il tendit le bras en direction d'un endroit des bâtiments qu'Olivier, l'œil brouillé par les larmes, n'avait pas remarqué :

- On dirait qu'il s'est passé quelque chose ici, dit-il seulement.

En effet l'une des tours, celle de la Librairie, s'était écroulée comme aplatie sous un coup de poing géant et les pierres noircies gardaient les traces d'un incendie.

- Par tous les saints !

Sans se soucier de la montée escarpée, Olivier se mit à courir vers l'entrée, distançant son ami plus essoufflé que lui. Cependant, une tête se montrait à un créneau. On cria :

- Qui va là ? Passe au large, l'ami !

- Je suis Olivier de Courtenay et veux entrer céans ! clama-t-il de toute sa voix.