- Tout à fait ! s'écria le jeune homme - il ne devait guère avoir plus de vingt ans ! -, visiblement ravi d’avoir fait une adepte. Eh bien, sachez qu’elle se nomme Catherine Mauvoisin, dite la Voisin, et qu’elle habite une belle maison rue Beauregard près de l’église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle dans le quartier de la Villeneuve-sur-Gravois... Connaissez-vous Paris ?
- Non ! Je vivais à Saint-Germain jusqu’à présent et ne suis jamais venue au Palais-Royal avant mon entrée chez Madame !
- Ah !... Eh bien c'est, comme son nom l’indique, un quartier assez neuf où gîtent volontiers des menuisiers. Il s’y trouve des maisons cossues avec parfois un jardin, dont celle de la Voisin... Je vous y mènerais volontiers, ajouta-t-il après un court silence, si je ne devais demain accompagner Monsieur qui se rend pour quelques jours à son château de Villers-Cotterêts.
La grimace qu’il fit sur les derniers mots laissa entendre que ce voyage ne l’enchantait pas. Compatissante, Charlotte demanda :
- Vous êtes obligé d’y aller ?
- J’ai l’honneur d’être l’un des proches de Son Altesse Royale sans lesquels elle ne saurait se déplacer, mais le château où elle a fait exécuter des travaux est... à peine habitable en cette saison et je m’enrhume si facilement ! fit-il en extrayant de sa manche un mouchoir orné de dentelle qu’il agita devant son visage comme pour chasser les mouches.
La mine piteuse de ce grand garçon si visiblement en bonne santé amusa Charlotte mais elle n’en montra rien. C’eût été maladroit. Tout au contraire, elle dit gentiment :
- Je vous promets de prier pour que le temps vous soit clément et que vous ne restiez pas trop longtemps !
- Ah, vous êtes bonne ! Soupira-t-il avec âme. Soyez assurée qu'au retour je vous reverrai avec plaisir !... Croyez-moi bien votre serviteur, ajouta-t-il en renouvelant son salut.
Et il s'éloigna d'un pas dansant rendu possible par le fait que lui, au moins, ne portait pas de talons trop hauts. Charlotte le regarda disparaître dans le palais côté Monsieur, regagna à son tour le côté Madame et la chambre qu’elle partageait désormais avec Lydie de Theobon, qui d’ailleurs n'y était pas. Elle en profita pour appeler Marie sa camériste qu'elle savait parisienne et lui demanda si elle connaissait l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. Celle-ci répondit par l'affirmative mais sans cacher sa surprise :
- Vous voulez y aller ?
- Oui. Est-ce loin d'ici ?
- Environ un quart de lieue. Cela fait une demi-heure à pied... Evidemment en voiture...
- Non. Je veux marcher. Nous irons ce tantôt ?
Madame ayant annoncé qu’elle avait plusieurs lettres à écrire, les filles d'honneur avaient quartier libre. Charlotte explora la bourse remise par sa marraine. N'y ayant fait que des prélèvements légers - des gants, et une écharpe ! -, elle était encore suffisamment pleine pour que l'écu destiné à la devineresse n'y soit pas trop sensible. On pourrait même au retour, si la fatigue se faisait sentir, s'offrir un fiacre à 10 sols l'heure[3]. Et vers les trois heures, Charlotte flanquée de Marie partait pour sa première sortie dans Paris sans autre mentor que sa camériste. Et à pied ! Jusque-là Mlle de Theobon l'avait conduite dans des boutiques et aussi, à sa demande, chez des libraires. Dans son couvent, Charlotte avait en effet pris le goût de la lecture. Et maintenant, chaudement enveloppée dans son manteau fourré qui la défendait contre le vent coulis qui régnait par les rues, réintégrée dans ses chaussures de pensionnaire, elle savourait le bonheur d'aller ainsi le nez au vent et de se plonger dans l'activité de la capitale qui ne s'endormait jamais beaucoup, même à la nuit close. Venait alors le temps des plaisirs plus ou moins défendus, des tripots, des voleurs et des filles de joie. Nombre de ces rues où s’attardait parfois la boue de la dernière pluie, mais qui vibraient de couleurs et de vie, se changeaient en coupe-gorge et la nouvelle venue savait déjà qu’il valait mieux ne s’y aventurer qu’en voiture et avec une escorte de valets de préférence.
Elles allèrent d’un si bon pas qu’en vingt minutes elles eurent atteint la Villeneuve-sur-Gravois, ce quartier qui se bâtissait en hauteur sur les remblaiements du tout nouveau boulevard proche de la majestueuse porte Saint-Denis élevée sur l’emplacement de l’ancien rempart de Louis XIII. Notre-Dame de Bonne-Nouvelle régnait sur ce quartier peu dense dont la pointe de deux rues - La Lune et Bonne-Nouvelle - s’avançait en proue de navire au-dessus du boulevard. Un boulanger était installé là, répandant autour de lui une délicieuse odeur de pain chaud. Charlotte en acheta deux petits à la femme qui les vendait et lui demanda où habitait la dame Mauvoisin.
D’avenant, le visage de la boulangère se ferma :
- C’est la deuxième maison à main gauche dans cette rue mais ça m’étonnerait que vous la trouviez au logis.
- Pourquoi ?
- J’en sais rien. C’est juste un conseil. Et puis ce n’est pas un endroit pour une jolie demoiselle comme vous !...
- Oh, je veux seulement lui parler.
Elle avait été bien élevée. Elle se retint de conseiller à cette femme de se mêler de ce qui la regardait, paya ses petits pains, en donna un à Marie et, mordant dans le sien, elle se dirigea vers le lieu indiqué. C’était une assez belle demeure entourée d'un jardin clos de murs... Une porte munie d'un guichet y donnait accès et Charlotte actionna énergiquement le heurtoir de bronze. Au bout d'un instant, le guichet s’ouvrit et la tête d'une femme apparut :
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Voir la dame Mauvoisin. On m'a dit que...
Le volet se referma mais la porte s’ouvrit sur une matrone qui était sans doute une domestique... plutôt sale, qui la regardait d’un air terrifié et s'apprêtait à ouvrir la bouche pour dire quelque chose quand un homme parut dans le couloir d'où partait un escalier :
- Par ici, Madame, fit-il d'un ton revêche. Votre servante restera avec moi !
Et il introduisit incontinent la jeune visiteuse dans une pièce entièrement tendue de velours noir et qui eût été obscure sans le chandelier à cinq branches posé sur une table recouverte du même tissu et côtoyant une grosse boule de verre posée sur un trépied. Le reste du mobilier se composait de trois sièges tendus de tissu rouge - un fauteuil derrière la table et deux chaises devant - et d'une armoire à plusieurs compartiments.
On lui désigna l'une des deux chaises où on la laissa seule pendant quelques instants, puis l'un des rideaux bougea mais au lieu de la devineresse qu’elle attendait, ce fut un autre homme, jeune celui-là, qui en sortit et vint s’asseoir à sa place.
- Voulez-vous me dire ce que vous faites là, Mademoiselle de Fontenac ? S’enquit-il calmement.
Avec stupeur Charlotte reconnut le policier rencontré près de la chapelle désaffectée la nuit de sa fuite, mais le ton qu’il employa lui déplut et elle retrouva sa combativité :
- Il me semble que ce serait à vous de m'apprendre pourquoi je vous trouve dans la maison de Mme Mauvoisin ?
Il eut un rire bref :
- « Madame Mauvoisin » ? Que de cérémonies pour une criminelle plus connue sous le nom de la Voisin. Vous la connaissez bien... Vous êtes venue la consulter combien de fois ?
- C’est votre habitude de poser plusieurs questions en même temps ?
- Cela peut s’avérer efficace, mais revenons à vous. N’êtes-vous pas un peu jeune pour fréquenter ce genre de femmes?
- Je ne fréquente pas. Je viens pour la première fois.
- Qui vous a donné l’adresse et indiqué la Voisin ?