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-    Ça ne vous regarde pas !

-    On vous élève bien mal chez les Ursulines de Saint-Germain ! Soupira-t-il, en se carrant plus confortablement dans le fauteuil. Ce genre de réponses n’est pas marqué au coin de la bonne éducation... Surtout quand elle s'adresse à la police du Roi. J'espère que vous en avez conscience et c'est pourquoi je répète : qui vous a envoyée ici ?

-    Un ami !

-    Quel ami ?

-    Il vantait devant moi le talent de Mme Mauvoisin pour déchiffrer l’avenir et je voulais savoir ce que me réserve le mien.

-    A votre âge vous avez le temps d’y penser ! Au fait quel âge avez-vous ?

-    C’est une question que l’on ne pose pas à une dame. C’est très mal élevé !

-    La police l’est souvent. J’ajoute que l’indiscrétion est aussi un de ses travers. Alors, quel âge ? Douze ans ? proposa-t-il guettant une réaction qui ne pouvait que venir. Et, en effet:

-    Quinze ! Et je suis fille noble ! Vous le savez ! J’ai donc droit à votre respect !

Il se leva et s’inclina à demi, une étincelle moqueuse dans ses yeux bleus :

-    Mais vous l’avez, ma chère demoiselle, ou plutôt vous l’aurez quand vous m’aurez confié le nom de celui qui vous a envoyée dans ce cloaque !

-    Cloaque ?

-    Dieu du Ciel ! Il faut tout vous expliquer ? Alors, expliquons : hier dimanche, à la sortie de la messe à l’église du quartier, j’ai appréhendé au nom du Roi la femme Mauvoisin suspecte d’un certain nombre de crimes dont je vous épargnerai la liste pour n’en citer qu’un seul : rapt et égorgement d’enfants en bas âge !

-    Quelle horreur ! Gémit Charlotte en cachant sa figure dans ses mains. Comment peut-on faire de telles choses ?

-    Cela ne devrait pas vous surprendre, continua le policier impitoyable. Rappelez-vous la vieille chapelle de l’autre soir... et tenez !

Il se leva, alla tirer un des rideaux qui faisaient le tour de la pièce, découvrant un portrait accroché au mur : celui d’une femme d’une quarantaine d’années, assez jolie en dépit d’un aspect lourd et commun. Elle était bizarrement vêtue d’une espèce de dalmatique pourpre constellée d’aigles d’or aux ailes déployées et retombant sur une robe de taffetas vert ornée de dentelle. Une sorte de turban dissimulait ses cheveux.

Charlotte étouffa un cri sous ses mains jointes :

-    Mon Dieu ! Mais c'est...

-    La Voisin qui l’autre nuit accompagnait une riche cliente. Et vous vous souviendrez peut-être que je vous ai fait jurer d’oublier ce que vous veniez de voir ? D’où ma surprise en vous voyant venir...

-    Je ne savais pas que c’était elle, chevrota Charlotte. Sinon jamais je n’aurais essayé de l’approcher. On m’avait seulement dit que ses prédictions étaient remarquables...

-    Vous ne voulez toujours pas me dire qui est ce « on »? Insista son tourmenteur avec infiniment de douceur.

Les nerfs à bout, elle éclata en sanglots :

-    Est-ce que je le sais ? Hier j’ai entendu un jeune gentilhomme de Monsieur vanter ses talents de devineresse à un ami et je me suis enhardie à lui demander son adresse ! Mais je ne sais pas son nom !

Il la laissa pleurer, conscient du soulagement que pouvaient apporter les larmes, puis alla chercher un verre d’eau qu’il lui mit dans les mains et l’aida à le porter à ses lèvres.

-    Calmez-vous à présent ! Et revenons-en à ma recommandation de cette fameuse nuit : oubliez tout cela, les noms et les visages surtout, et tenez-vous à l’écart de ce qui pourrait bien être un gros orage. La Voisin vient de rejoindre à la Bastille deux autres sorcières : la Bosse et la Vigoureux grâce à qui d’ailleurs j’ai pu l’arrêter mais plusieurs personnes de la noblesse sont soupçonnées de pratiques sataniques et même d’empoisonnements. Le Roi va être informé et on ne sait ce que seront ses réactions. Alors retournez auprès de Madame, n’en bougez plus et faites-vous aussi petite que vous pourrez !

Laissant sécher ses larmes, elle le regarda, surprise de la douceur veloutée de cette voix grave qui pouvait être si dure. Il lui sourit - un sourire en coin assez moqueur -, devant son expression d’enfant apeurée, prit un morceau de papier sur la table, griffonna quelques mots et revint le mettre entre les mains de Charlotte :

-    S'il vous arrivait quoi que ce soit ou si vous aviez besoin d'aide, envoyez un mot ou un messager à M. de La Reynie qui est fort ami de votre tante ou alors à moi : je m’appelle Alban Delalande...

-    C’est un joli nom ! Dans le roman de la Table ronde, on parle des landes de Bretagne...

-    Je ne les connais pas... et mon nom s’écrit d’un seul mot, précisa-t-il sèchement. Allez rejoindre votre femme de chambre pendant que je vous fais chercher un fiacre.

Elle se dirigea vers la porte et se retourna :

-    Pourquoi restez-vous ici ?

-    Pour connaître ceux ou celles qui comme vous, et ignorant son sort, pourraient venir chez la Voisin. La servante a reçu des ordres sévères ! Je vous salue, Mademoiselle !

-    Encore un mot, s'il vous plaît ? Vous avez bien dit, tout à l'heure, que vous aviez arrêté cette femme au sortir de la messe ?

-    En effet. Ne vous y trompez pas, ces gens-là cachent leurs crimes sous les apparences les plus chrétiennes, voire les plus austères !

-    C’est horrible !... Quant à moi je ne saurai jamais ce que l’avenir me réserve !

-    C’est peut-être préférable ! A défaut vous pouvez toujours demander des nouvelles à votre miroir. Il devrait vous faire voir la vie en rose...

Il lui sourit de nouveau et pour être rare ce sourire n’en était que plus séduisant. L’ironie qu’il exprimait se teintait d’une gentillesse qui toucha Charlotte. Dans la voiture qui la ramenait au Palais-Royal avec Marie, elle y pensa tout au long du chemin... et n’entendit même pas les questions que lui posait sa compagne.

La première personne qu’elle rencontra dans le vestibule fut l’homme aux rubans bleus sommé, cette fois, d’un chapeau noir couvert de plumes blanches. La reconnaissant, il prit un air mystérieux pour s’approcher d’elle :

-    Alors ? Chuchota-t-il. Vous y êtes allée ?

-    Oui mais en vain, soupira-t-elle.

-    Elle n’a pas voulu vous recevoir ?

-    Elle aurait eu du mal : on l’a arrêtée à la sortie de la messe à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle !

Il resta bouche bée sans avoir l’air de comprendre puis :

-    Vous dites qu’on l’aurait... arrêtée ? C’est bien cela ?

-    Tout à fait. Et conduite en prison. La Bastille, si j’ai compris ?

Elle crut qu'il allait se mettre à pleurer :

-    Mais c’est une catastrophe ! Dieu sait ce que cette femme pourra avouer quand on l’interrogera avec les moyens que l’on sait !... Plus question de sortir ! Il faut que je prévienne...

Charlotte n’entendit pas la fin de la phrase : Saint-Forgeat ayant oublié sa préciosité galopait déjà dans l’escalier en brandissant, faute de mieux, une canne dont il ne savait plus que faire.

La nouvelle de l’arrestation de la Voisin traversa Paris comme une traînée de poudre et n’eut aucune peine à franchir la distance séparant la capitale du château de Saint-Germain. Le soir même d’ailleurs M. de La Reynie venait en informer le Roi. Depuis les précédentes arrestations survenues quelques semaines plus tôt - celles de la Vigoureux et de la Bosse -, l’inquiétude se glissait dans certains milieux de la ville. Vite accrue lorsque la Police s'empara d’une jeune et jolie femme de la meilleure société, Mme de Poulaillon, accusée d’avoir voulu empoisonner son vieux mari. C’était, depuis la Brinvilliers, la première noble dame que l’on jetait en prison et ceux qui avaient eu quelque accointance avec l’une ou l'autre des « sorcières » retinrent leur respiration, mais quand on sut la Voisin sous les verrous ainsi qu'un dénommé Lesage, l'inquiétude devint angoisse.