- Tant pis pour lui ! L’important est de savoir si Madame, elle, aime sa maison ?
- Oh oui ! Beaucoup, je l’avoue... encore qu’il ne me soit pas permis de chasser dans cette belle forêt que vous voyez là-haut. Contrairement à son frère, Monsieur déteste la chasse et il est formellement interdit de tuer quelque animal que ce soit sur ses terres. Il aime les animaux autant que les arbres, les fleurs, les eaux vives, les jardins... Un Bourbon qui ne chasse pas ! Qui a jamais vu chose semblable ?
Le ton familier de la princesse encouragea Charlotte à donner son opinion :
- C’est bien, je pense ! C’est comme si Monsieur voulait recréer le Paradis. Adam et Eve n’y chassaient pas il me semble ?
- Une grave erreur ! S’ils avaient tué le maudit serpent, nous n’en serions pas là. Après tout... ce serait peut-être dommage !
Même s'il n'y faisait pas très chaud - un inconvénient que les jours suivant allaient corriger -, la vie, selon Charlotte, était plus agréable à Saint-Cloud qu'au Palais-Royal où l'on n'était jamais sûre de passer une bonne nuit. Paris, débordant de vie, était bruyant et le Palais-Royal, son centre nerveux, l'était plus encore. Il n'y avait guère que le quartier des étudiants, la Montagne Sainte-Geneviève, pour lui faire concurrence. A Saint-Cloud, en dehors des bals et des concerts, c'était la Nature qui avait le dernier mot et l'on pouvait s'éveiller au chant des oiseaux. En outre, les entourages de Monsieur et de Madame s'y mêlaient plus facilement. C'est ainsi que Charlotte noua des relations plus fréquentes avec celui qu’elle surnommait l’homme aux rubans bleus.
Cela ne vint pas du jour au lendemain. Dans les premiers moments du séjour à Saint-Cloud, Adhémar de Saint-Forgeat - qui apparemment adorait lui aussi les jardins ! - avait plutôt tendance à fuir quand il voyait Charlotte paraître comme si le fait de lui avoir donné l’adresse de la Voisin établissait entre eux une sorte de secret honteux. Il semblait même tellement effrayé que cela amusait la jeune fille. Elle lui adressait alors un large sourire accompagné d’une ébauche de révérence. Et puis par un glorieux matin de mai où les oiseaux chantaient à pleine gorge la gloire du Seigneur et les fleurs du jardin, il se passa quelque chose...
Vers onze heures, ce fut dans le château grand branle-bas de combat avec rassemblement de troupes, commandements militaires, éclats de trompettes et agitation de toute la maisonnée : un carrosse enveloppé de mousquetaires noirs franchit les grilles au galop et vint s’arrêter devant l’entrée principale. Deux personnages en descendirent : d’abord un Grand d’Espagne - on ne pouvait se tromper sur sa morgue, ses riches vêtements noirs, jusqu’aux plumes de son chapeau et surtout la Toison d’or accrochée à son cou par une épaisse chaîne d’or, le quasi mythique mouton plié en deux -, ensuite un secrétaire armé d’un « maroquin » qui faisait tous ses efforts pour relever le nez à la hauteur de son maître... Le nom de l’arrivant confié à un chambellan parcourut en un éclair le vestibule, l’escalier d’honneur et les salons jusqu'au cabinet de Monsieur :
- Son Excellence le marquis de Los Balbazes, ambassadeur de Sa Majesté Très Catholique le roi Charles d’Espagne !
Heureusement l’important personnage marchait avec la lenteur solennelle convenant à sa dignité, car Monsieur n’était pas dans son cabinet : il donnait du pain aux carpes du bassin du Fer à Cheval et on eut juste le temps de le récupérer, de le changer de perruque, d’y ajouter un chapeau couvert de plumes azurées et de glisser quelques diamants à ses doigts gantés. Après quoi les doubles portes du cabinet se refermèrent sur les deux hommes. S'ensuivit alors un silence chargé d’attente. Puis, toujours aussi gourmé, l’ambassadeur repartit par où il était venu cependant que le prince envoyait le comte de Beuvron chercher sa fille aînée.
Charlotte, elle, n’avait rien vu. La toilette de Madame terminée, elle s’était munie d’un livre et, à son habitude, avait filé au jardin pour s’installer presque à l’extrémité du parc près de la lanterne de Démosthène. Elle y avait trouvé un coin délicieux et tranquille d'où l'on découvrait un joli panorama sur la Seine. Naturellement, elle avait entendu les éclats inhabituels venus du château mais n'avait pas jugé bon de rentrer : elle était un trop infime personnage pour que l'on s'aperçût de son absence. Assise au pied d'un arbre, elle poursuivit sa lecture comme si de rien n'était.
Pas pour longtemps. Le bruit d'une course lui fit lever les yeux à nouveau. Elle vit arriver alors une sorte de bulle rose sur laquelle flottaient des cheveux bruns dénoués : une femme... une jeune fille plutôt qui accourait en relevant ses robes de soie pour ne pas tomber. Pourtant elle allait droit devant elle, les yeux fermés et le bruit de ses sanglots grandissait à mesure qu'elle approchait. Sans attendre, Charlotte se releva et se précipita à sa rencontre. Si on ne l'arrêtait pas, elle allait heurter la lanterne de plein fouet... Un instant la jeune fille craignit de ne pas arriver à temps pour éviter le choc :
- Arrêtez ! Pour l'amour du Ciel arrêtez-vous !
Mais il n'en fut rien. Au contraire, Charlotte eut l'impression que la fugitive accélérait sa course aveugle. Elle en fit autant et réussit à la rejoindre de justesse. Le choc n'en fut pas moins violent. Poursuivie et poursuivante se retrouvèrent à terre. En dépit de son visage défiguré par les larmes, Charlotte reconnut alors la fille aînée de Monsieur...
Vivement relevée, elle lui prit les mains pour essayer de la remettre debout. Non sans peine parce que la princesse se laissait aller comme un chiffon sans autre réaction que de refermer les yeux tandis que sous les paupières les larmes coulaient encore plus abondantes.
- Mon Dieu ! Mademoiselle ! fit-elle en la prenant à bras-le-corps et en se demandant comment elle allait pouvoir l’emmener - autant dire la porter ! - jusqu'à un banc. Mais qu'arrive-t-il à Votre Altesse ?... Un petit effort, je vous en supplie !
Si Marie-Louise n'avait continué à émettre quelques hoquets, elle eût pu croire qu’elle était évanouie, mais elle ne l’était pas. Aussi Charlotte songeait-elle à la déposer aussi doucement que possible sur le sol pour aller chercher du secours quand Saint-Forgeat se matérialisa devant elle :
- Attendez ! Je vais vous aider !
- Je voudrais l’étendre sur le banc là-bas !
Approuvant en silence, il souleva la princesse inerte sans effort apparent et la porta à l’endroit indiqué. Là il fit asseoir Charlotte afin que la tête de Mademoiselle pût reposer sur ses genoux :
- Cette fois elle est évanouie ! constata-t-il. Vous avez un flacon de sels ?
- A mon âge ? Qu’est-ce que j’en ferais ?
- On peut perdre connaissance à tout âge ! fit-il d’un ton doctoral. Son Altesse Royale n’est pas beaucoup plus vieille que vous ! Il suffit d’une trop forte émotion ! Je m’étonne même qu’elle soit parvenue aussi loin sans s’écrouler !
- Et elle a subi une forte émotion ?
Il lui jeta un coup d’œil sévère qu’il renforça en le faisant passer à travers le petit face-à-main d’or perdu dans les dentelles de sa cravate :
- Quelle drôle de fille d’honneur vous faites, Mademoiselle de Fontenac ! En dehors des heures réglementaires de la toilette, des repas, de rares instants de compagnie et du coucher, on ne vous voit jamais dans les entours de Madame.