- Que pourrais-je y faire ? Rester plantée devant elle à la regarder écrire, lire ou s’occuper de ses collections ? Je l'accompagne comme les autres quand elle se promène mais pour le reste, et vous qui êtes si au fait des habitudes du palais devez le savoir, une seule des filles d’honneur lui est indispensable : Mlle von Venningen avec qui elle parle allemand. Deux à la rigueur, car elle a de l’affection pour Mlle de Theobon. Mais moi ! Ses meubles lui sont plus utiles... Et si nous en revenions à ce qui a causé la détresse de Mademoiselle ?
Sans répondre, il appliqua des tapes légères sur les joues devenues si pâles, puis, n’obtenant aucun résultat, alla tremper son immense mouchoir à la fontaine la plus proche, l’essora mollement puis revint dans l’intention de le lui appliquer sur la figure. Agacée, Charlotte le lui enleva des mains pour le sécher davantage :
- Vous voulez la noyer ou quoi ?... Vous déciderez-vous enfin à me faire connaître la raison ?...
- Si vous n'étiez pas toujours ailleurs, vous auriez vu l’ambassadeur d’Espagne !
- C’était lui le bruit que j’ai entendu ? Et alors ?
- Alors il arrivait de Saint-Germain où Sa Majesté le Roi l’a autorisé à venir demander à Monsieur la main de la princesse Marie-Louise. Ce qui veut dire que l’on peut la considérer dès à présent comme la reine d’Espagne !
- Et c'est cela qui...
- Oui. C’est cela qui...
- Mais enfin ce n’est pas une grande nouvelle puisqu'il en était déjà question et je ne comprends pas pourquoi elle a réagi avec une telle violence.
- Parce que le marquis de Los Balbazes apportait le portrait de son maître.
- Il est... laid ?
- C'est peu de le dire et si l'on tient compte de cette espèce de talent que déploient les peintres de cour pour flatter au mieux leurs modèles, Charles II au naturel doit être monstrueux...
- On... on dirait un cauchemar !
Charlotte écoutait si intensément Saint-Forgeat sans cesser de bassiner le front de la princesse qu'elle ne s'était pas aperçue de son retour à la conscience. Celle-ci la regardait avec des yeux si désolés qu'elle sentit les larmes monter aux siens :
- Que pourrais-je faire pour adoucir le chagrin de Votre Altesse ? Ses parents ne doivent sûrement pas savoir que ce mariage la désespère à ce point ?
Marie-Louise se redressa jusqu’à se retrouver assise auprès de Charlotte, acceptant le mouchoir qu'elle lui offrait. Puis elle eut un mouvement d’épaules désabusé :
- Mon père exulte. Il ne voit qu'une chose : je vais être reine d’Espagne ! Je vais monter sur l’un des plus hauts trônes de la Chrétienté.
- Il vous aime pourtant, hasarda Saint-Forgeat. Il aime tout ce qui est beau, Votre Altesse le sait !
- Comme il aime ses peintures, ses joyaux, ses objets d’or et de pierre dure ! Quant à Madame...
- Eh bien ? Firent les deux autres d’une seule voix.
- Elle n'est que ma belle-mère, mais je pense qu'elle m'aime un peu ! Il est vrai que Madame Henriette d’Angleterre qui m’a donné le jour ne voulait pas de moi et, quand je suis née, a refusé de me voir en ordonnant qu'on me jette à la rivière tant elle était déçue d’avoir une fille !
- Je sais ce que c'est que n'être pas aimée de sa mère, fit Charlotte tristement. Quant à Madame, je crois qu'il faudrait la mettre au fait ! Peut-être n’a-t-elle pas vu le portrait ? suggéra-t-elle soudain. Elle a énormément de bon sens et quand elle parle de Mademoiselle, c’est avec affection...
Cependant, au château, on devait s’inquiéter de la brusque disparition de la « fiancée » : une robe de soie puce revêtant une forme rebondie venait d’apparaître au bout de l’allée s’efforçant de courir sur des pieds minuscules dont la dame était fière mais qui commençaient à peiner sous son poids. C’était la maréchale de Clérambault à la recherche de la nouvelle souveraine. Deux autres silhouettes féminines la suivaient sans se presser et en devisant tranquillement. Adhémar de Saint-Forgeat décida de prendre la situation en main :
- Allez la rejoindre avec Mademoiselle ! Conseilla-t-il. Pendant ce temps je me rends chez Monsieur pour y chercher le portrait afin que vous puissiez le montrer à Madame. Cela la décidera peut-être à agir !
- En quoi mon Dieu ? Souffla Charlotte, qui ne voyait guère d’issue à la situation.
- Parler au Roi, pardi ! Ils sont les meilleurs amis du monde parce qu'il apprécie son langage franc. C’est lui qui a fait ce mariage. Il n'y a que lui qui puisse le défaire !...
Ayant dit, il fila comme un lapin à travers les arbres pour rentrer au palais en empruntant un autre chemin tandis que Charlotte aidait Mademoiselle à se relever et la soutenait fermement - bien que plus jeune de deux ans elle était plus grande qu’elle ! - pour la ramener à sa gouvernante.
Un moment plus tard, Saint-Forgeat retrouvait Charlotte dans le salon de Mars et lui tendait un tableau de moyennes dimensions enveloppé de soie verte.
- Monsieur a accepté de vous le confier ? Émit Charlotte qui en doutait jusque-là.
- Monsieur est enfermé avec le chevalier de Lorraine dans la chambre aux joyaux afin de composer les parures qu’il portera le jour du mariage. C’est d’une importance extrême, vous comprenez ?
- Non... mais voyons le prétendant !
Profitant de ce qu’il n’y avait personne - à part les gardes! - dans le salon, elle s'approcha d’une fenêtre, souleva la soie verte... et lâcha l'objet...
- heureusement rattrapé au vol par son complice -en portant ses deux mains à ses lèvres :
- Doux Jésus !...
Elle venait de découvrir un long visage blême, osseux, et visiblement malsain dont la peau adhérait à une ossature apparemment sans consistance, un front bosselé, un nez interminable tombant sur une bouche épaisse et molle ressemblant à une ventouse, des yeux d'un bleu délavé, globuleux et ternes.
- Le peintre a fait ce qu’il pouvait avec ce qu’il avait, tenta d’expliquer Saint-Forgeat. Et le modèle n’a que dix-huit ans !...
Mais Charlotte, la minute d’effroi passée, se reprenait, remballait le portrait et le mettait sous son bras...
- Hé là ! protesta son compagnon. Il faut que je le rapporte !
- Pas avant que Madame ne l’ait vu ! Je ne vous empêche pas de venir avec moi, ajouta-t-elle en prenant sa course vers les appartements de la princesse qu'elle trouva, comme à l’accoutumée, devant sa table. Simplement elle n’écrivait pas mais rêvait, le menton dans la main et la plume d’oie en suspens, en regardant le ciel bleu à travers les vitres. L'entrée tumultueuse de Charlotte derrière laquelle Saint-Forgeat essayait de se faire oublier la fit sursauter :
- Zacrebleu ! Gui est là ?...
- Moi, Madame ! répondit Charlotte qui, gênée par le tableau, bâcla sa révérence. Je demande mille pardons à Votre Altesse mais je voulais lui montrer ça !
- Gue... Qu'est-ce que c'est ?
- Le roi d'Espagne qui va épouser Mademoiselle !
Et sans autre transition, elle plaça le portrait sous le nez de Madame qui sursauta de nouveau :
- Oh !... Le pauvre garçon !... Comment peut-on être laid à ce point ?
- Ce n'est pas sa faute mais Mademoiselle a vu cette image et... elle est au désespoir.
- Qu'a dit Monsieur ?
- Rien pour ce que j'en sais. Monseigneur est occupé à choisir ses bijoux en vue de la circonstance ! Peut-être... si Madame avait la bonté de parler à Sa Majesté le Roi...
Madame considéra encore un instant le fâcheux portrait, puis le rendit à Charlotte qui le repassa à Saint-Forgeat :