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Monsieur, qui devait accompagner sa fille une semaine pendant sa lente descente vers l’Espagne, avait tout de même froncé le sourcil :

-    Ne préjugeons pas de l'avenir, Sire mon frère ! Dans mon cœur, la reine d'Espagne sera toujours ma fille !

Il l'aida à monter en carrosse alors que de nouveaux sanglots la secouaient, s'assit près d’elle et prit sa main dans la sienne :

-    Gardez confiance en Dieu, ma fille ! Il est rare que les choses soient aussi bonnes ou aussi mauvaises qu'on les a imaginées. Vous serez peut-être plus heureuse que vous ne pensez ! Allez, fouette cocher ! Finissons-en avec ces adieux qui n'ont ni queue ni tête ! Et cessez de pleurer, ma fille, sinon...

Il n'en dit pas davantage. Tandis que le lourd équipage s'ébranlait, il passa un bras autour des épaules de la petite reine et pleura avec elle...

A sa place, dans la file des voitures d’escorte, Charlotte regardait s'égrener les visages de ces gens qu’elle n’avait pas eu le temps de connaître. L'un d’eux attira son attention. C’était celui d’un homme d'une trentaine d'années, un de ces muguets de cour que rien ne distinguait vraiment de ses semblables avec ses rubans et cet air de fatuité qu'elle détestait tant - sauf peut-être chez Saint-Forgeat qui l'amusait. Mais celui-là tenait ses yeux sombres obstinément fixés sur elle. Quand ceux de la jeune fille les rencontrèrent, l'inconnu eut un demi-sourire si rempli de méchanceté qu’elle en frissonna.

Pour ne plus le voir, elle se rejeta au fond de la voiture et se signa précipitamment. A cause de cela, elle se sentit tout à coup incroyablement heureuse de partir au loin. Pour l’avoir regardée ainsi, il fallait que cet inconnu eût pour elle de la haine. Or, elle ne l’avait jamais vu...

DEUXIÈME PARTIE

DE MADRID A VERSAILLES

CHAPITRE IV

« MI REINA ! »...

Bien que vaste - elle pouvait contenir cinquante mille personnes -, la Plaza Mayor de Madrid était pleine à craquer. Sauf au centre où les soldats armés de piques maintenaient un espace vide où se dressait d’abord une sorte de tribune montée pendant la nuit et pourvue de plusieurs rangées de bancs assez bas où l'on alignerait tout à l’heure les condamnés. En face, une autre estrade mais pourvue de sièges plus élevés où prendraient place les dignitaires de l’Eglise et de la Sainte Inquisition. Enfin un énorme empilement de bûches, de fagots et de paille d’où jaillissaient des poteaux aux chaînes noircies. Un vent aigre soufflait des plateaux de Castille, luttant victorieusement contre le peu de chaleur déversé par le pâle soleil hivernal.

Le Roi et la Reine, accompagnés de quelques dignitaires et de dames, vinrent prendre place au grand balcon de la « Panaderia ». Arrivées avant eux, les dames françaises avaient été conduites à d’autres fenêtres d’où elles ne perdraient rien du spectacle. Mlle de Fontenac en faisait partie bien entendu... Elle aurait donné n’importe quoi pour en être dispensée, mais avait appris qu'à moins d'avoir la peste, la lèpre ou le choléra, il ne pouvait en être question. Même une forte fièvre ne suffirait pas et toute absence serait considérée comme une offense personnelle au souverain qui s’était donné la peine d’ordonner cette distraction de choix. C’est du moins ce qui ressortait du discours qu’avait tenu la veille la comtesse de Grancey. Celle-ci avait pris la direction du petit groupe des Françaises après qu’à la frontière on se fut séparé de la maréchale de Clérambault désespérée de quitter la princesse sur qui elle veillait depuis l’enfance. Ce qui n’était pas une mauvaise chose, selon Charlotte, dans la situation où l’on se trouvait et qui n’avait rien de réjouissant. Au contraire de l’excellente Clérambault, un rien craintive, Mme de Grancey possédait une énergie et un sang-froid sans lesquels on ne savait ce que l’on serait devenues face à la duchesse de Terranova, la ô combien redoutable Camarera mayor ! Mme de Grancey était une fort belle femme d’une trentaine d’années qui passait - le diable seul savait pourquoi - pour la maîtresse de Monsieur, mais qui était, en réalité, celle de Philippe de Lorraine, le séduisant favori du même Monsieur. Son titre officiel était celui de dame d'atour et le moins qu’on puisse dire est qu’elle veillait farouchement aux toilettes, et surtout aux joyaux dont Louis XIV avait généreusement doté celle qu’il sacrifiait si froidement à sa politique.

Depuis que l’on avait quitté Fontainebleau, six mois plus tôt, Charlotte, prenant son parti d’une situation inéluctable, avait choisi de s’intéresser d’abord au voyage - la traversée de la France jusqu'à Bayonne avait été une fête quotidienne avec discours fleuris, acclamations, réceptions et festins -, ensuite à ce pays inconnu où elle arrivait ainsi qu’à ceux qui le peuplaient. Outre que chaque tour de roue, comme l’avait dit sa tante, l’éloignait davantage d’une mère redoutée, elle était à un âge où l’on prend plaisir à des découvertes de chaque jour. A condition évidemment d’être intelligente ! Elle ne laissait derrière elle aucune attache sentimentale. Chaque jour qui passait la liait davantage à la jeune reine. De plus, elle était curieuse comme un chat, goûtant intensément - au début tout au moins ! - le plaisir de voir du pays.

L’arrivée à Burgos, l’ancienne capitale où l’on allait rencontrer le Roi, l’avait enchantée. Il faisait un soleil radieux, dorant les vieilles pierres de l’antique cité et pénétrant jusqu’au fond des rues étroites où se pressait une foule visiblement enthousiasmée par la beauté de sa nouvelle souveraine. Selon la tradition, on avait quitté les carrosses de voyage pour des chevaux de selle, plus commodes à cause de l’étroitesse du parcours, et Marie-Louise, juchée sur une haquenée blanche harnachée d’argent et de velours rouge, retrouvait pour la première fois son rayonnement d'antan, touchée par la chaleur de l'accueil. Pour la première fois aussi et suivant en cela les conseils du marquis de Villars, l’ambassadeur de France venu l’attendre à la frontière avec le duc de Medina Caeli, Premier ministre, elle était habillée à la mode espagnole d’une robe de velours incarnat brodée d'or sur toutes les coutures avec une large fraise amidonnée qui pouvait paraître archaïque à une Française mais dont son long cou gracieux s'accommodait à merveille et semblait offrir à la belle lumière du ciel sa jolie tête aux cheveux sombres coiffés d'un toquet constellé de diamants.

Consciente de son éclat, elle souriait à tous, bourgeois, mendiants, moines, artisans, commerçants ou filles de joie que les piques des gardes empêchaient difficilement de se jeter sous les sabots de son cheval pour essayer de la toucher. Les cloches des églises carillonnaient, faisant envoler des centaines de pigeons blancs. L'évêque et tout son clergé richement vêtu attendaient sur les marches de la magnifique cathédrale, formant une brillante toile de fond pour l'homme solitaire qui se tenait debout au bas de ces degrés - le Roi !

Il y eut un silence soudain quand les deux époux se regardèrent. Le sourire de Marie-Louise s'était effacé devant l'instant tant redouté. Couronne en tête, une scintillante Toison d’or au cou, Charles II, de taille très moyenne, semblait plus fragile qu’inquiétant sous la pourpre et le manteau royal qui l’habillaient. Quant au long visage blême, il était plus pathétique qu’effrayant et surtout reflétait une tristesse infinie. Pourtant, à la vue de la jeune fille que l’on aidait à descendre de sa monture - exercice que l’encombrant « gardinfante » ne simplifiait pas -, il fit un pas en avant, puis un autre et quand elle lui offrit la plus gracieuse des révérences, les yeux pâles et globuleux s’illuminèrent et la grosse bouche molle se mit à sourire. Il se pencha pour prendre sa main et l’aider à se relever puis l’attira à lui pour lui donner un baiser. On aurait dit un enfant qui, au matin de Noël, reçoit le plus beau des cadeaux et l’on entendit son étrange voix, basse et un peu rauque parce qu'il s’en servait peu, s’écrier, extasiée :