Les deux jeunes filles reprirent donc le chemin de la France. Non sans larmes. Cécile, orpheline de père et de mère dès l’enfance et dont la seule famille se réduisait à un frère aîné marié, avait été élevée près de Marie-Louise. Quant à Charlotte, ces quelques mois l’avaient attachée à la Reine. De son côté, cette dernière voyait partir avec ses suivantes le peu de gaieté qu’on lui eût laissée depuis son entrée en Espagne. Aussi offrit-elle à chacune une agrafe de corsage composée, identiquement, d’un joli rubis entouré de petites perles d’où pendaient trois autres perles en poire d’assez belle taille :
- Afin que vous pensiez à moi chaque fois que vous les porterez, leur dit-elle en les embrassant, et je souhaite de tout mon cœur que nous nous revoyions un jour...
Si les deux filles avaient espéré partir seules, elles furent déçues. Le marquis de Villars, dont l’une des voitures allait les ramener à Saint-Jean-de-Luz d'où elles poursuivraient leur voyage jusqu'à Paris dans une chaise de poste que l’on retiendrait pour elles, leur adjoignit une sorte de porte-respect chargé en réalité de les surveiller. C’était l'un des plus anciens conseillers de l’ambassade, un certain Isidore Sainfoin du Bouloy, qui rentrait en France prendre possession d’un héritage. Un petit homme d’une soixantaine d’années gris de poil, arborant un nez imposant surplombant une longue bouche mince que ne corrigeaient ni barbe ni moustache. Quant à ses yeux, enfoncés et presque toujours cachés par de lourdes paupières, il était impossible d’en distinguer la couleur. Vêtu de noir de la tête aux pieds avec pour seul éclairage une large fraise à l’ancienne mode, il semblait confit en dévotion ainsi qu’en attestaient le chapelet de buis perpétuellement enroulé à son poignet gauche et, le missel qu’il tirait fréquemment d’une de ses vastes poches pour s'absorber dans sa lecture où il finissait invariablement par s'endormir. Sans oublier les prières qu'il marmottait sotto voce le reste du temps, refusant fermement de s'intéresser non seulement au paysage qui défilait de chaque côté du véhicule, mais aussi à ses compagnes, qu'il saluait matin et soir sans chercher le moins du monde à lier conversation même pendant les haltes aux auberges. En outre, dès le départ, il s'était installé d’autorité entre elles deux au fond de la voiture au lieu de prendre place sur le devant comme la bienséance l’eût voulu. Il avait pour ce faire allégué le mauvais état de son dos, le peu de place que tenait sa maigreur et le respect que leur jeunesse devait à ses cheveux gris. Ceux du moins qui semblaient attachés à son chapeau, car, lorsqu’il le quittait pour les saluts obligatoires, ils étaient regrettablement absents de la majeure partie de son crâne. Cette situation lui permettait de voyager plus confortablement ainsi étayé par ses compagnes, sur l’épaule desquelles il lui arrivait d’achever ses oraisons.
Inutile d’ajouter ce qu’en pensaient ses compagnes. Pour comble de bonheur, il faisait une chaleur de four en ce mois de mai, ce qui rendait plus pénible encore la remontée vers les Pyrénées, une chaleur inhabituelle qui transformait le voyage en une sorte de cauchemar que l’on vivait dans l’attente de la halte du soir où, au moins, dans la paix de leur chambre d’auberge, Charlotte et Cécile pouvaient se débarrasser de leurs vêtements, se laver et, même si la température ne baissait guère, dormir à l’aise sur leur lit, même si les maigres matelas semblaient faits de noyaux de pêche. A l’aube on reprenait le poussiéreux chemin et tout recommençait...
Enfin on franchit la Bidassoa qui servait de frontière aux deux royaumes en Pays basque et à peine y fut-on qu’un véritable déluge s’abattit sur les voyageurs. Non seulement le soleil avait disparu, mais des nuages noirs et menaçants s’amoncelaient sur le nord. Sainfoin du Bouloy ordonna alors d’arrêter et, à la stupeur de ses compagnes, sauta lestement à bas de la voiture, jeta son chapeau à terre, se mit à genoux et après avoir marmotté une courte prière entama les bras et la figure levés vers le ciel un genre de bourrée auvergnate qui traduisait une allégresse parfaitement inattendue chez lui. Enfin, il remonta et comme les filles se serraient chacune contre son coin de carrosse pour éviter son contact, il prit place sur le devant du véhicule et leur sourit :
- Quinze ans ! Exhala-t-il. Quinze ans dans ce fichu pays à attendre l’hiver en espérant la neige ! Le soleil ! Toujours le soleil ! Et moi j’exècre le soleil ! Et aussi la chaleur !
- Ah oui ? Et c'est parce que vous exécrez la chaleur que vous nous avez contraintes à voyager serrées comme harengs en caque ?
- J’avais une réputation à soutenir, Mademoiselle de Fontenac ! Celle d’un homme austère, tout en dévotion, ne cessant de rechercher de nouvelles mortifications et de faire étalage d’un profond dédain pour les dames. C’est cela qui m’a permis de rester aussi longtemps en place !
- Pourquoi n’avoir pas demandé votre retour plus tôt ? S’étonna Cécile.
- Pour plusieurs raisons dont la première est que j’étais un cadet impécunieux qui avait besoin de ce poste pour vivre et qu’il me fallait absolument demeurer dans ce pays où à peu près tout le monde nous déteste et où l’Inquisition nous surveille de près. Vous avez vu, il y a peu, l’une de ses distractions favorites ?
- Vous n’aviez tout de même rien à redouter de tel ? On a brûlé surtout des Juifs espagnols. Ce que vous n’êtes pas ?
- Ma chère, vous ne pouvez imaginer de quoi le Saint-Office et ses séides sont capables. Rien de plus facile pour eux de glisser ici ou là un étranger suspect dans la masse. Une fois bâillonné et affublé du sanbenito, il devient impossible de se faire entendre et d’échapper au supplice. Je sais des exemples, croyez-moi.
- Fallait-il vraiment en faire tant ? fit Charlotte.
- Avec eux on n’en fait jamais assez ! Ma « grande piété » m’a permis d’approcher des couvents de moines, et aussi des personnages de plus d’importance grâce auxquels j’ai pu rendre quelques services. Maintenant c’est fini, terminé et, je l'espère, bientôt oublié ! Mon frère aîné dont je suis l'héritier vient de mourir. C’était à mon exemple un vieux garçon, avare de surcroît, et je vais récolter les fruits de sa ladrerie, en l’espèce une jolie maison et le magot qu’il a dû cacher quelque part à la cave ou dans un mur !
- Vos sentiments fraternels n’ont pas l’air fort développés.
Isidore Sainfoin haussa ses maigres épaules qui semblaient déjà moins voûtées :
- Pourquoi voulez-vous que je rende ce que l’on ne m'a jamais donné ? Je ferai dire des messes pour le repos de son âme à présent que je vais être riche !
- Mais comment en êtes-vous si sûr ? demanda Cécile.
- Vous connaissez un conseiller au Parlement dans la misère, vous ? Moi, non !
A Saint-Jean-de-Luz, où l'on changea la voiture espagnole pour une chaise de poste française, l'échappé des bureaux de Madrid changea aussi de vêture. Au matin du départ, les deux jeunes filles le virent apparaître débarrassé de ses nippes noires et de sa fraise qu’il avait remplacées par un ensemble de petit drap gris avec chemise à rabat et discret jabot de fine toile blanche et si la longueur ou l’absence de ses cheveux n’avaient subi aucune modification, c'était un chapeau de beau feutre gris ponctué d’une coquine plume rouge qui les abritait. Des gants et des souliers à boucle d’argent complétaient l’ensemble dont elles lui firent compliment bien sincère. Et si elles supputèrent que les fonds remis par l’ambassadeur pour le voyage avaient payé cette magnificence, elles se gardèrent de le déplorer : Isidore s’était mué en le plus amusant et le plus attentionné des compagnons de voyage.