La remontée de la France jusqu’à Paris sous une pluie têtue aurait pu être un véritable calvaire, elle fut presque une partie de plaisir. On allait à petites étapes afin de ne fatiguer ni gens ni chevaux ; on s’arrêtait dans les meilleures auberges et on prenait le temps d’admirer au passage les églises, châteaux et autres monuments présentant quelque intérêt. Pour leur commodité, Isidore déclarait les jeunes filles comme ses nièces, évitant ainsi nombre de curiosités intempestives. En outre, il se montrait aussi savant que cultivé : récitant des poèmes, racontant des histoires, entamant parfois une chanson d’une voix de fausset amusante. Bref, le plus agréable des compagnons. C’était comme s’il essayait de rattraper en quelques jours les quinze années de pénitence vécues sous la protection relative du drapeau fleurdelisé planté sur son ambassade.
Enfin on fut à Paris en fin d’après-midi d’un des premiers jours de juin. Le soleil, reparu depuis la veille, brillait sans trop chauffer les toits d’ardoise, les girouettes et les flèches des églises fraîchement lavés. La boue, elle, n’était pas encore sèche mais il était possible de descendre de voiture sans s’y enfoncer jusqu’aux chevilles.
- J’ai ordre de vous déposer au Palais-Royal, déclara alors le nouveau Sainfoin du Bouloy. Vous étiez au service de Madame quand vous avez été invitées à suivre la nouvelle reine d’Espagne, il est donc naturel que je vous remette à elle ! Ce sont d’ailleurs les instructions de M. le marquis de Villars.
On fut à destination aux environs de six heures mais là une mauvaise surprise attendait les voyageuses : Monsieur, Madame et leur entourage étaient à Fontainebleau et le palais était fermé sauf pour les rares privilégiés qui y possédaient un appartement.
- Nous sommes filles d’honneur de Madame, protesta Cécile. Voici Mlle de Fontenac et moi je suis Mlle de Neuville... Laissez-nous au moins entrer chez nous !
- Chez vous, chez vous, c’est vite dit, objecta le Suisse de garde. Et rien ne prouve que ce soit la vérité ! Alors, un bon conseil : ou bien vous partez pour Fontainebleau rejoindre Madame, ou bien vous rentrez chez vous, ou bien vous allez à l’auberge attendre que la Cour revienne ! Moi je ne sors pas de là !
On n’en put rien tirer de plus et l’on remonta en voiture afin de s’y concerter plus commodément qu'au milieu de la rue:
- Je n'ai pas de chez moi à Paris, gémit Cécile. Le seul que je me connaisse - encore est-ce chez mon frère - est notre château familial en pays de Caux. C'est plus loin que Fontainebleau et je suis trop fatiguée pour y aller ce soir. Et vous Charlotte ?
Celle-ci haussa les épaules :
- Vous savez à quoi vous en tenir en ce qui me concerne mais ma tante de Brécourt possède un hôtel rue de la Culture-Sainte-Catherine. Même si elle n'y est pas, je sais que je peux toujours m'y réfugier et vous aussi car la maison est vaste. Voulez-vous que nous y allions ? A moins, ajouta-t-elle avec un sourire, que notre ami, M. Sainfoin du Bouloy, ne nous accueille dans son nouveau domaine ?
- Ce serait avec joie, fit Isidore, mais je dois d'abord passer chez le notaire et il commence à se faire tard ! Ecoutez, mes petites demoiselles ! Voici ce que je vous propose. Pour ce soir, nous cherchons une bonne auberge, nous y passons la nuit et demain, je vous emmène à Fontainebleau puis je reviens à mes affaires. Qu'en pensez-vous ?
- Enormément de bien, dit Charlotte. Mais d'auberge, moi, je n'en connais point.
- Et moi je n'en connais plus !
Mais, se penchant à la portière, Sainfoin interpella le cocher :
- Où remisez-vous à Paris, mon brave ?
- A l'auberge de l'Aigle d'or, rue du Temple.
- Eh bien voilà ! Nous y allons ! Et demain vous serez à pied d'œuvre pour vous procurer un véhicule qui vous conduira à Fontainebleau !
Les deux filles se regardèrent. Charlotte aurait préféré l’hôtel de Brécourt mais après tout la belle saison étant là il pouvait être fermé. Et puis elle se sentait vraiment éreintée. Un bon lit était tout ce qu’elle demandait même s’il fallait se passer de souper. Visiblement Cécile était dans les mêmes dispositions. On accepta et Isidore se rassit.
Tête de pont des voitures publiques que l’on commençait à appeler diligences desservant le Sud de la France, l’Aigle d’or jouissait depuis longtemps d’une bonne réputation pour sa propreté - on était certain de ne pas y partager son lit avec des punaises et autres locataires indésirables ! - et pour une cuisine simple mais toujours savoureuse faite à partir de produits frais. Ce qui n’était pas tellement fréquent !
Le mauvais temps décourageant les envies de courir les grands chemins, les voyageurs y obtinrent sans peine deux chambres où l’on put faire un brin de toilette avant de descendre dans la salle commune pour s'y restaurer. Les odeurs des poulets rôtissant à la broche en compagnie d’une grosse marmite dont le couvercle se soulevait de temps en temps leur étant apparues fort sympathiques, l'ex-conseiller d’ambassade commanda du vin de Sancerre après s’être assuré qu’il y en avait - Un vieux souvenir de sa jeunesse - et l’on prit place à la vaste table où étaient installés un mercier de Tours et deux bas officiers aux gardes françaises venus plus pour faire bombance que pour y attendre un éventuel départ... Ils ne remarquèrent pas deux personnages - dont l'un était l’aubergiste - qui causaient près d’une fenêtre donnant sur l’arrière. Ils venaient juste de goûter le vin frais apporté par une servante quand l'interlocuteur de l’aubergiste tressaillit, le planta là et s’approcha de nos voyageurs en ôtant son chapeau:
- Mademoiselle de Fontenac ? fit-il sans chercher à dissimuler sa surprise. Mais que faites-vous ici ? Je vous croyais en Espagne ?
Ce fut le tour de Charlotte d’être étonnée - assez agréablement d’ailleurs car il lui arrivait de consacrer à cet homme une pensée un rien nostalgique et qu'elle ne s’expliquait pas ! Mais qui l'agaçait !
- Monsieur Delalande ? Est-ce chez vous un parti pris de sauter à brûle-pourpoint sur les gens ?
- Je préférerais, soyez-en persuadée, agir autrement, mais, dans le métier que j’exerce, il n’y a pas de place pour les préambules, prologues et autres civilités. Votre présence à Paris, et surtout dans cette auberge, m’a surpris. Vous ne devriez pas être là, Mademoiselle !
- Et où, selon vous, devrais-je être ?
- Venez avec moi. C’est à M. de La Reynie qu’il revient de vous l’expliquer. Croyez-moi navré d’interrompre votre souper...
L’ex-conseiller mit alors son grain de sel :
- Un instant, jeune homme ! Je ne sais pas qui vous êtes, mon cher Monsieur...
- Alban Delalande, l’un des assistants de M. le lieutenant général de Police.
- Et moi, j’ai nom Isidore Sainfoin du Bouloy, conseiller à l’ambassade de France à Madrid, et j’ai reçu mission de Son Excellence M. le marquis de Villars de ramener ces deux jeunes filles en France et de les remettre à Madame, duchesse d’Orléans, au service de qui elles étaient avant de suivre à Madrid la nouvelle reine d’Espagne.
Il avait débité ce petit discours d’un air important qui fit sourire le policier mais n’effaça pas complètement le pli soucieux de son front :
- Leurs Altesses n’étant pas à Paris, je suppose que vous les emmènerez dès demain à Fontainebleau ?
- C’est en effet mon intention. Aussi...
- ... Rien ne s’oppose, en attendant, à ce que je conduise sur l’heure Mlle de Fontenac auprès de mon chef. L’hôtel de Police étant proche, elle ne sera pas absente une éternité. Je vous la ramènerai ensuite...