Madame rentra chez elle plus tôt que de coutume, chassée par quelques roulements de tonnerre que l’on entendait du côté de Moret sans d’ailleurs qu’aucune goutte ne fût tombée. Paradoxalement, cet orage en formation tenta Charlotte, lasse d’étouffer dans la chambre d’entresol qu'elle partageait avec Mlle des Adrets. Elle prit une légère mante de taffetas à capuche au cas où l’orage viendrait plus vite que prévu, descendit, quitta la cour des Princes et gagna le Quinconce qu'elle parcourut lentement jusqu'au bord du Jardin français d’où elle pensait aller vers le canal afin d’y trouver l’obscurité. Le château était immense et au long des siècles écoulés depuis le roi François Ier son bâtisseur, les bâtiments s’étaient ajoutés aux bâtiments, créant plusieurs cours et maints décrochements. A cette heure de la nuit il brillait de tous ses feux, principalement les appartements royaux puisque la Reine recevait sur un fond de musique douce qui allait s'atténuant à mesure que Charlotte s’éloignait. Heureuse de sa solitude, elle espérait trouver le calme, le silence, l’approche du mauvais temps faisant taire les oiseaux. Et, soudain, elle entendit pleurer...
Elle s’arrêta pour écouter puis obliqua à gauche où une double rangée d’arbres centenaires abritait plusieurs bancs de pierre. L’ombre produite par l’épais feuillage renforçait l’obscurité, il y faisait aussi plus frais. Bientôt elle découvrit celle qui pleurait. Grande sans doute si l’on en jugeait par sa position repliée sur elle-même, elle était entièrement vêtue de satin neigeux sur lequel scintillaient, malgré cette ombre, des centaines de minuscules diamants. D’autres encore mais plus gros, aux poignets, aux mains, aux oreilles, à la gorge et semés parmi les boucles de cheveux sous la haute « Fontange » de fine dentelle baleinée. C’était peut-être une fée à la recherche de sa baguette magique ou d’un amour perdu, mais l’illusion ne dura guère pour les yeux vifs de Charlotte qui accommodaient vite. D'ailleurs le trait blafard d’un éclair lointain lui permit de reconnaître la désolée :
- Mademoiselle de... je veux dire Madame la duchesse de Fontanges ! murmura-t-elle en s'agenouillant près d'elle. Mais pourquoi ce chagrin ? Pourquoi tant de larmes ? Ne devriez-vous pas être heureuse, vous qui régnez sur le cœur du Roi, vous qu'il aime ?
Mais la belle désespérée secoua la tête sans permettre à ses mains de quitter son visage :
- M'aimer, le Roi ?... Oh oui, il m'a aimée... et j'ai cru, folle que j'étais, que cet amour durerait autant que nous, mais c'est fini, je l'ai bien compris...
- Allons ! Vous êtes trop sensible et peut-être avez-vous mal interprété un regard, voire une parole... Je vous en prie, regardez-moi ! ajouta-t-elle en pesant doucement sur les mains de la jeune femme pour mieux voir son visage. Celle-ci ne résista guère, sans doute pour essayer de reconnaître celle qui proposait une aide si spontanée. Son regard noyé rencontra celui de Charlotte.
- Vous ne devez pas vous souvenir de moi, fit celle-ci avec un sourire. Je suis...
- Oh si, je me souviens ! Vous êtes Mademoiselle de Fontenac, n’est-ce pas ? Vous étiez des filles de Madame...
- Et je le suis restée.
- Oh non, je ne vous ai pas oubliée. Je n’oublie pas les figures qui ont accompagné l'éclosion de mon grand bonheur. Vous étiez au Palais-Royal quand « il » m'a envoyée chercher. J'étais si heureuse alors ! Ensuite ma vie n'a été qu'une fête perpétuelle... Un rêve dont je pensais ne jamais me réveiller. Il m'a tout donné à foison ! A moi qui n’avais rien il a offert des robes somptueuses, des diamants, des perles ; j’étais la mieux parée...
- Vous l’êtes toujours, remarqua Charlotte émerveillée par ce miracle d’étincelante blancheur dont s’illuminaient les ombres.
- La plus chargée d’honneurs - huit chevaux à mon carrosse quand la Reine n’en a que six, un appartement de vingt pièces, le tabouret de duchesse. Il m’a mise si haut que tous m’enviaient...
- Trop peut-être ? Hasarda Charlotte, mais la désolée ne l’écoutait pas, reprise par le fil de ses regrets.
- Lorsqu’en ces lieux mêmes, l’an passé, il a marié Mademoiselle sa nièce au roi d’Espagne, on me regardait plus qu’elle tant j’étais resplendissante ! Oh ! C’était si merveilleux! Quelles belles fêtes !
- Sauf pour celle qui en était l’héroïne. Elle était loin d’être heureuse, elle !
- Comment est-ce possible ? Elle allait porter couronne dans un pays où l’or des Amériques coule à flots m’a-t-on dit?
- Je crois qu’il y coule beaucoup moins ces derniers temps. En outre la couronne et l’argent n’ont jamais été garants du moindre bonheur et notre princesse n’en a même pas rencontré un aperçu. C’est affreux d’épouser un homme que l’on ne peut aimer !
- On le dit jeune... et il est roi ! N’est-ce pas le plus important ?
« Allons, se dit Charlotte en étouffant un soupir. Elle ne changera jamais ! Inutile d’expliquer ! » Elle se contenta de demander :
- Auriez-vous aimé le Roi s’il n'était notre souverain ?
- Oh oui ! Il est beau, il a si grand air et il sait si bien aimer...
- Eh bien, voyez-vous, Charles II d’Espagne n’a rien de tout cela, hormis le règne. Il est laid, presque repoussant et débile...
- Ah bon ? Lors du mariage, je ne voyais pas les choses sous cet angle...
- Vous étiez trop occupée de votre propre bonheur.
Le dernier mot était sans doute superfétatoire. Il servit de déclencheur à une nouvelle avalanche de larmes :
- Regardez ce qu’il en reste ! J’ai cru atteindre à la suprême félicité lorsque j’ai su que je portais un enfant... son enfant ! Et j’ai attendu avec impatience le jour qui me sacrerait mère d’un prince... mais il n’y a pas eu de triomphe... Seulement une éternité... de souffrances atroces... Pour rien puisque mon fils n’a pas vécu. Ensuite j’ai éprouvé un grand mal, parce que j’ai été blessée juste avant la délivrance... Le sang ! Je perdais mon sang...
- Je sais, dit gentiment Charlotte, mais on a parlé d’une cure miraculeuse dont vous auriez bénéficié dans je ne me souviens plus quelle abbaye...
- Maubuisson !... Certes, j’en ai reçu un immense soulagement et le prieur de Cabrières qui me soignait est un grand homme, mais que peuvent sa science et sa bonté contre le mal que me veulent faire mes ennemis ?...
- Vos ennemis ? En avez-vous donc ?
Une poussée de colère sécha les larmes de la jeune duchesse et elle tourna vers sa compagne un regard courroucé:
- Je devrais dire mon ennemie ! Car, en fait, je n'en ai qu’une mais si redoutable !...
- La nommeriez-vous ?
- Oh, ce n’est un secret pour personne ! La marquise de Montespan me hait de toutes ses forces...
- Elle ? Mais... n’était-elle pas votre bienfaitrice, votre amie, votre espérance même à l’époque où vous étiez encore au Palais-Royal ? Je me remémore votre retour nocturne lorsque nous avons fait connaissance. Vous ne tarissiez pas d’éloges ni d’admiration pour elle. Je me trompe ou n'a-t-elle pas ouvert devant vous, en vous invitant chez elle, le chemin du Roi ?
- En effet... et je le reconnais bien volontiers... mais elle obéissait à un calcul d’intérêt. Notre Sire la voyait moins... l’aimait moins certainement car il prenait plaisir à converser avec Mme de Maintenon, une femme si paisible... et qui le reposait des hauteurs et des reproches dont la marquise ne cessait de l’abreuver. J’ai appris par la suite qu’elle souhaitait que le Roi se prît de goût pour moi, pour ma jeunesse dans le but de le détourner de cette dame qui n’est pas jeune et qui, si elle possède encore quelque beauté, ne saurait se comparer à moi... Et dès le début elle a pu s'estimer satisfaite mais elle n’a pas prévu ce qui est arrivé : le Roi s’est pris pour moi d’une vraie passion que je lui ai rendue de tout mon cœur et de tout mon corps ! Quelles heures divines nous avons connues ensemble ! Je lui rendais sa jeunesse et en échange il me donnait le monde !